L'hôtel Abbassides Palace de Palm Beach (commune de Staouéli) était, ce week-end, le lieu de chaleureuses retrouvailles entre des personnes qu'en apparence rien ne lie hormis le fait qu'elles puisent toutes leurs racines dans le terreau fertile de la Kalaâ des Beni Abbas. Nombre d'entre elles ne s'étaient jamais rencontrées auparavant et, pourtant, rien que le fait de partager ce destin, alors même que toutes quasiment sont nées et ont grandi loin de la fière citadelle des Bibans, les enveloppait d'une belle complicité fraternelle. Certains sont même venus de loin, de France, des USA… Mais il faut croire que leur «fibre kâlaouie» n'a jamais fléchi sur les chemins de l'exil, eux qui semblent porter dans leurs semelles un peu de la poussière dorée de leurs ancêtres. Et cela donnait au final une atmosphère qui conférait à la salle de conférences de cet hôtel, collé à la mer des grands départs, des airs de cocon familial dont la moindre des vertus est qu'il réchauffait les cœurs avant les corps en ce vendredi pluvieux. Cette rencontre qui est à mettre au crédit de l'Association culturelle Kalaâ Ath Abbas, répondait à un cri du cœur, un SOS martelé dans un solennel «Appel aux enfants de Kalaâ» pour sauver cette casbah oubliée des Bibans et bastion de l'insurrection d'El Mokrani. Ce fut l'occasion d'un succulent voyage dans le temps sur les traces des bâtisseurs de ce petit royaume qui naquit il y a cinq siècles dans l'actuelle commune d'Ighil Ali, à une centaine de kilomètres de la ville de Béjaïa, et perché sur un plateau rocheux à 1300 m d'altitude. «La Kalâa ne doit plus offrir cette image de ruine» Il est un peu plus de dix heures. Saïd Bachir Chérif, le président de l'association, se saisit du micro pour annoncer le début des travaux. A sa droite, un illustre «Kalaâoui» et président d'honneur de l'association : maître Ali Haroun. A sa gauche, une jeune architecte passionnée de vieilles pierres : Amira Boudiba. Amira dirige également une association, Izourane, qui milite pour la préservation du patrimoine culturel de la région de Skikda. Un petit flash-back historique s'impose. Ce dont Me Ali Haroun s'acquitte avec brio à travers un exposé savoureux où il s'est attaché à restituer l'histoire de la Kalaâ. Il relate d'emblée comment il s'était retrouvé avec d'autres enfants de la Kalaâ n'Ath Abbas un certain 5 mai 1971, à l'occasion de la «commémoration du centenaire de la mort au combat de l'illustre Hadj Mohamed El Mokrani». «Nous nous sommes promis de renouer les liens d'amitié et souvent familiaux, rompus par les péripéties de l'histoire. Il y a de cela 43 ans. Depuis, l'Association Kalâa Ath Abbas a vu le jour.» Et de souligner la détermination de l'association à «préserver de l'oubli le berceau de nos ancêtres». «Kalaâ, qui fut au cours des siècles la respectable capitale du royaume des Beni Abbas, ne doit plus offrir cette image de ruine et de désolation qu'en a laissée le colonialisme après la destruction du village en janvier 1958», s'indigne l'ancien responsable politique de la Fédération de France du FLN. Et de dresser le portrait du royaume des Ath Abbas dont l'essor s'est affirmé après la chute de Béjaïa et la fin du règne de son dernier souverain hafside, Abou El Abbès Abdelaziz : «Le royaume indépendant des Ath Abbas remonte au début du XVIe siècle. Son noyau urbain est donc dû au démembrement, voire à la chute des royaumes musulmans du Maghreb. On sait que les deux fils du sultan hafside Abu Abdelaziz, survécurent à l'attaque de Béjaïa par Pedro Navarro et à la bataille qui s'en suivit. C'est alors qu'ils se réfugièrent à Kalaâ en 1510», rapporte-t-il. Et de poursuivre : «Quant au site, son choix n'est nullement fortuit. L'endroit abritait une cité, naguère place fortifiée hammadite, étape relais de Triq es Sultan, la route commerciale allant des Hauts-Plateaux vers Béjaïa. Ce fortin, doté d'une solide garnison militaire, assurait la surveillance et le contrôle du passage par Biban El Hadid, (Les Portes de fer).» Une importante industrie manufacturière Le président d'honneur de l'association mettra l'accent sur l'importance de la Kalaâ sur les plans industriel, intellectuel, politique et militaire. Il cite le témoignage d'un ecclésiaste et voyageur anglais, Thomas Shaw (1692-1751), qui loue la puissance de la tribu des Beni Abbas en écrivant : «Elle peut, dit-on, mettre en campagne trois mille fantassins et quinze cents chevaux.» Ali Haroun évoque le développement de l'armurerie au sein de la Kalaâ en indiquant que celle-ci «se dotera de fabriques d'armes avec l'aide de renégats, de chrétiens et d'Andalous chassés d'Espagne, qui apporteront leur savoir-faire». Il cite un autre témoignage, celui d'Edouard Lapène, un officier français qui a servi à Béjaïa, et qui rapporte que «la tribu des Beni Abbas fabrique les longs fusils des Kabaïles». Le conférencier convoque également d'autres récits consignés par les premiers colons à l'image de celui-ci : «La tribu des Beni Abbas est la plus importante de la vallée de la Soummam. Son territoire est très fertile. Il est très riche en céréales, huile d'olive, fruits divers, miel et cire. Elle a de beaux pâturages et beaucoup de bestiaux de toute espèce.» Sur la foi d'un autre récit, il est précisé que «la tribu des Beni Abbas est essentiellement manufacturière. On y fabrique diverses étoffes de laine, des burnous blancs et rayés, très estimés dans toute la contrée». La même source mentionne l'existence, à l'époque, de «beaucoup d'ateliers d'orfèvrerie dans lesquels on fabrique tous les bijoux d'or et d'argent». «C'est le seul endroit où Amirouche ôtait ses pataugas pour dormir» L'ancien membre du Haut Comité d'Etat a, en outre, souligné le rayonnement intellectuel de la Kalaâ des Beni Abbas dans la région des Bibans. Il indique que «la route qui reliait les deux capitales, la Kalaâ des Beni Hammad, près de M'sila, et Béjaia, a été fréquentée par l'élite savante des deux cités dans les deux sens». Au chapitre de la résistance anticoloniale, Me Ali Haroun revient évidemment sur l'insurrection fondatrice de 1871 «sous la direction du Bachagha Hadj Mohamed El Mokrani» soutenu par «l'appel au djihad de Cheikh Aheddad». «Le mouvement a soulevé 250 tribus, soit le tiers de la population algérienne», affirme Ali Haroun en pointant la violence de la répression qui s'est abattue sur les insurgés, dans la foulée. «Tué le 5 mai 1871, il (El Mokrani, ndlr) fut enterré à la Kalaâ, près de Djamaâ El Kébir, ce qui n'empêcha pas la révolte de se poursuivre sous le commandement de son successeur Boumezreg Al Wanoughi jusqu'à son arrestation.» Une répression qui était loin d'affecter «l'ardeur combative» des Kalaâouis. L'auteur de La 7e Wilaya n'omet pas de rappeler que c'est à la Kalaâ des Beni Abbas que devait initialement se tenir le Congrès de la Soummam avant l'épisode rocambolesque de la mule qui se fourvoya avec, dans ses bâts, des documents confidentiels du FLN. Pour illustrer l'engagement nationaliste des habitants de la Kalaâ, il se remémore cette anecdote cueillie par Jules Roy dans la bouche d'un vieux villageois : «Ici, à Kalaâ, c'est le seul endroit où Amirouche ôtait ses pataugas pour dormir.» Et de conclure : «Beaucoup de nos compatriotes abbassis ont atteint, aussi bien en Algérie que partout dans le monde, des situations honorables. Aussi pour relever Kalaâ de ses ruines et restaurer son prestige, comptons d'abord sur nous-mêmes et non sur l'Etat dont les ressources s'épuisent et dont les obligations impératives sont prioritaires (…). Kalaâ sera sauvée car une patrie ressuscite dès qu'un cœur bat pour elle.» «On doit le faire pour nos enfants» De son côté, l'architecte Amira Boudiba a d'abord fait part de son émotion en découvrant pour la première fois la terre de ses aïeux l'été dernier, elle dont les parents se sont installés à Skikda. «Je voulais que les pierres de Kalaâ me reconnaissent», dit-elle. L'architecte ajoute qu'elle a été ébranlée en constatant l'état d'abandon du site. «J'ai vu un patrimoine délaissé. Pourtant, ça parle de notre mémoire», se désole-t-elle en appelant à le sauvegarder sans délai. «On doit le faire pour nos enfants !» plaide l'intervenante. Développant les méthodes de restauration usitées pour ce type de sites, elle explique qu'il faut préalablement connaître l'histoire du monument, en recenser les édifices et autres éléments architectoniques et procéder également à une enquête sociologique pour s'enquérir des pratiques sociales et culturelles de la population locale. Elle insiste sur le choix des matériaux et la nécessité de rester fidèle aux matériaux traditionnels de la Kalaâ. Un relevé archéologique et topographique s'impose, ajoute-t-elle, moyennant un équipement spécialisé à l'instar du scanner Laser 3D. Amira Boudiba a souligné, pour finir, l'utilité de faire revivre le site, entre autres par le tourisme culturel, au lieu de l'appréhender comme un patrimoine figé. «Il ne faut pas avoir une vision muséologique du site» Khaled Graba, vice-président de l'association, a abondé dans le même sens en disant : «Il ne faut pas avoir une vision muséologique. Quand on parle de site classé, cela n'empêche pas d'y développer des activités culturelles, sportives, tourisme chez l'habitant…» Khaled Graba a présenté le plan d'action de l'association en vue de contribuer à protéger le site. A ce titre, il a assuré la construction d'un mausolée en l'honneur de Cheikh El Mokrani. Acté par les autorités en mai dernier, le chantier est «en cours de finition». Un musée et une bibliothèque devraient accompagner cet édifice. L'auteur de Le Chemin de Traverse a insisté sur l'impératif de traduire en actes le décret portant classement du site de Kalaâ, avec notamment la restauration des monuments de la citadelle (la médersa, la mosquée de Sidi Ahmed Oussanoune, la mahkama d'El Mokrani, le sous-sol de l'armurerie…). «Il faut passer à l'étape supérieur par l'inscription d'un plan de sauvegarde», dit-il. M. Graba a relevé au passage l'absence de toute commodité au village pour l'accueil des visiteurs. «Il n'y a même pas de toilettes publiques ou un simple café», déplore-t-il avant d'annoncer un projet de réalisation d'une maison d'hôte de 60 lits. Khaled Graba a pointé un fait autrement plus inquiétant : l'hémorragie démographique qui vide la région de sa sève. «La Kalaâ abritait plus de 7000 habitants dans les années 1950, actuellement, les permanents sont à peu près 300. Et la Kalaâ continue à se vider. Les jeunes n'attendent qu'une opportunité pour partir à leur tour», alerte-t-il. D'où l'urgence de «fixer ces jeunes», seul gage de pérennité pour l'ancienne forteresse des Bibans. Cela passe forcément par la création d'emplois et d'activités attractives. L'une des solutions préconisées à cet effet est le développement de la zone d'activité de Bouni. A l'issue de ces trois interventions, parole à la salle. Le débat citoyen (très animé par moments) qui s'en est suivi promettait beaucoup pour l'avenir de la Kalaâ. De nombreuses voix ont fusé dans un élan solidaire pour voler au secours de ces pans de notre histoire qui s'effritent. D'aucuns ont promis de mettre leur savoir-faire, leur carnet d'adresses, leurs moyens au service de la Kalaâ et sa cause. A commencer par Ahmed Oulbachir, patron de l'hôtel Les Abbassides, qui a mis son établissement gracieusement à la disposition de l'association pour ce conclave. Il confiera avoir été séparé de son village natal dès l'âge de deux ans, mais, manifestement, il est resté profondément attaché à sa Kalaâ éternelle. D'ailleurs, Abbassides, le nom de sa chaîne hôtelière, n'est nullement une référence à la dynastie qui régna sur Baghdad du VIIIe au XIIIe siècle mais à Ath Abbas précisément. A noter que la réunion devait se clôturer par l'élection d'un conseil consultatif de l'association qui sera chargé de superviser l'exécution de son ambitieux programme.