Impérieux est ce besoin chez l'homme de tout ramener à lui, de se ramasser pour bondir plus haut. Derrière son geste, il y a, assurément, de la méthode. Le grand linguiste, Al Khalil Ibn Ahmad Al Farahidi (718-786), illustre à merveille cette inclination si naturelle chez l'être humain. En effet, deux questions essentielles l'ont préoccupé : la métrique et la phonétique générale. De son temps, la poésie arabe avait déjà quelques siècles d'existence et continuait à occuper une position de premier plan dans toutes les formes d'expression littéraire et même sociale. Toutefois, la prosodie, observée par habitude par tous les poètes, était loin d'être codifiée. Il considéra donc comme son devoir de mettre de l'ordre là où l'on se référait encore à l'ouïe plutôt qu'à la norme. Même ployant sous le poids de la pauvreté, il refusa le poste alléchant de précepteur au palais abbasside pour se consacrer corps et âme à son œuvre. Selon le témoignage de ses contemporains, il lui arrivait d'esquisser des gestes en l'air, tel un fou, de battre la mesure, tout seul, avec ses mains et ses pieds sans tenir compte de l'entourage, ou encore, de juxtaposer des brindilles ou de combiner des sons pour mettre en relief l'enchaînement et le nombre d'unités paradigmatiques de telle mesure métrique ou autre. De cette folie est née la science prosodique arabe, celle qui devait remporter l'adhésion universelle de tous les poètes. Al Khalil, et c'est là son deuxième mérite, a réussi à jeter les bases de la phonétique générale de la langue arabe. Cette dernière, alors présente de l'Andalousie jusqu'aux confins de la Chine, devait être dotée d'une discipline normative ne souffrant aucune confusion. Le lexicographe, Ibn Manzour, auteur de Lissan Al Arab, dit à son propos : « Il savait, pour de vrai, ‘'goûter'' à tel son ou autre. » Il plongea donc au fin fond du larynx pour dégager le son de cette lettre laryngale spirante sonore qu'est le « ayn », d'où le titre de Kitab Al ayn, son grand ouvrage. Ainsi donc, la métrique, dont Al Khalil codifia les paradigmes, et la phonétique générale pouvaient, depuis, aller de pair dans toutes les études touchant au corpus de la langue arabe. En matière de musique, le moine italien, Gui d'Arezzo (992-1033), alla plus loin que ses prédécesseurs. Pour lui, les hymnes ecclésiastiques méritaient d'être fidèlement conservés pour être mieux reproduits. C'est pourquoi, il envisagea de les consigner selon une méthode révolutionnaire. Après de longues recherches comparatives, il réussit à dégager les principes de la musicalité de ces mêmes hymnes, et donc, à donner naissance au procédé de solmisation. Il codifia leurs sonorités. On lui doit la gamme musicale telle qu'elle se pratique aujourd'hui à travers le monde. En d'autres termes, sans Gui d'Arezzo, le solfège ne se serait pas développé. Ce même penchant à faire disparaître le vague, l'enfumé, nous le retrouvons un peu partout chez l'homme. Pour ne citer que quelques exemples, le Grec Pisistrate (v. 600 av. J.-C.), voyant le lamentable état dans lequel se trouvaient les deux perles d'Homère, L'Iliade et L'Odyssée, lança les premières versions écrites de celles-ci. Le Russe Mendeleïev (1834-1907) fit la même chose, mais, dans une autre discipline, en mettant au point sa fameuse classification périodique des éléments. Faut-il rappeler le geste, hautement religieux et politique, du 3e khalife, Othmane, qui fit réunir tous les manuscrits du Saint Coran circulant alors dans les pays nouvellement islamisés, pour n'en faire qu'une seule copie de référence ? Plus près de nous encore, le dynamique ministre des Affaires religieuses, feu Mouloud Kassim, considérant avec amertume les menées subversives de quelques versificateurs pour imposer un hymne national à la place de l'éternel Qassaman, s'engagea dans une bataille farouche et réussit à faire voter une loi au Parlement en faveur du grand poème né dans la douleur et la gloire. Finalement, seul le travail de mise en perspective historique de l'homme demeure à tout jamais.