Ie centenaire de la naissance du sémiologue français, Roland Barthes (1915-1980), a suscité dans son sillage des dizaines d'ouvrages pour lui rendre hommage et essayer de cerner sa contribution dans le déchiffrage du monde moderne. Ses essais, comme Mythologies et Fragments du discours amoureux, sont devenus des ouvrages cultes pour des générations entières de lecteurs. Ses cours de poétique et de sémiologie au collège de France étaient suivis à l'époque par une assistance toujours nombreuse. Et justement, comme il avait la tête en l'air avec cette impression de nager dans les textes, cela lui fut fatal, car un véhicule le renversa tout près du Collège de France le 25 février 1980. Il mourut un mois plus tard dans un grand hôpital parisien. Cette mort absurde a inspiré un roman truculent, La septième fonction du langage, de Laurent Binet. Ce titre est déjà en lui-même un clin d'œil à l'œuvre fondatrice de Roman Jakobson, Les fonctions du langage. Dans cet ouvrage, le grand linguiste russe assigne six fonctions au langage et l'on suppose qu'avant de mourir, Roland Barthes en trouva une septième. Mais avant d'arriver à cette conclusion, il y a de nombreuses péripéties que doit suivre le lecteur. D'abord ce roman se veut une initiation à l'histoire de la vie intellectuelle post-soixante-huitarde en France. Il évoque sans cesse «La French Theory» en remettant le lecteur dans le contexte de cette époque bénie du structuralisme qui a commencé dans les années soixante pour se prolonger jusqu'aux années quatre-vingts. Donc, dès l'annonce de l'accident, c'est le commissaire Jacques Bayard qui prend les choses en main pour essayer de découvrir qui se cache derrière cet acte criminel et pas du tout anodin. Pour se faire aider dans son enquête, le policier fait appel à Simon Herzog, un jeune doctorant de Vincennes. C'est ce dernier qui va le guider à travers cette jungle de la French Theory, ses cadors et leurs nuits complètement débridées entre sexe et drogues dures. Ainsi, le lecteur s'embarque dans une folle équipée qui va le conduire dans tous les lieux où bouillonnent les idées. De Paris aux Etats-Unis, en passant par l'Italie, l'auteur donne la parole à Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Julia Kristeva, Philippe Sollers, Tzvetan Todorov et Hélène Cixous. Ces grands intellectuels sont mis en scène de telle façon qu'on les voit sans cesse en conflit permanent, ce qui permet de découvrir leurs théories et leurs inimitiés. Durant toute l'enquête, le commissaire et son conseiller recherchent toujours un fameux papier où Roland Barthes a griffonné sa nouvelle découverte. D'autres protagonistes apparaissent dans le récit, comme les services secrets bulgares qui veulent à tout prix s'emparer de la découverte pour que la linguistique communiste demeure dominante. Des personnages louches de gigolos et de maîtres-chanteurs se mêlent aussi de la découverte pour en tirer un profit. L'auteur établit une hiérarchie de la pertinence où il place Jacques Derrida au-dessus de tout le monde malgré le mépris de l'institution universitaire pour lui. Le roman de Laurent Binet peut se lire aussi comme une parodie de l'incontournable essai de François Cusset intitulé, French Theory. Avec La septième fonction du langage, qui a reçu le prix Interallié et le Prix du roman FNAC, le romancier réussit la gageure d'instruire le lecteur tout en le faisant rire aux éclats. Pour sortir de la fiction du roman et revenir au témoignage de première main sur le parcours intellectuel de Roland Barthes, on peut aussi lire l'essai de son ancien disciple, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France. Il a intitulé son hommage, L'âge des Lettres, titre à double connotation, car ce vocable regroupe sous sa coupe, la littérature, la poésie et le théâtre, tous les domaines de prédilection de Barthes. Mais au fil de la lecture, on se rend compte qu'il s'agit ici pour Antoine Compagnon de retrouver la correspondance qu'il a entretenue pendant quelques années avec son mentor, bien avant l'apparition d'internet et des courriels, et ce, à la demande express d'un éditeur. L'âge des Lettres renvoie à une époque révolue des échanges épistolaires faits d'enveloppes et de papier ministre. C'est ainsi que l'auteur nous plonge dans ses archives à la recherche des fameuses lettres pour essayer de retracer une relation amicale et très apaisée entre le maître et son élève. Antoine Compagnon égrène ses souvenirs, en commençant par leur première rencontre lorsque Barthes dirigeait son séminaire à l'Ecole des hautes études sociales de Paris. L'auteur venait d'obtenir son diplôme d'ingénieur, mais il avait un désir de réorienter sa carrière vers les études littéraires. En cheminant ensemble, Barthes a détecté une grande compétence chez Compagnon, ce qui l'amena à lui confier l'organisation du célèbre colloque de Cerisy qui va traiter de son œuvre. De fil en aiguille, l'auteur exhume les lettres cachées ici et là dans son domicile tout en les commentant, car elles restituent, chacune à sa manière, un moment de vie ou un fragment de la vie intellectuelle des années soixante-dix. Tout au long de ce témoignage, Antoine Compagnon se trouve devant le dilemme de monnayer ces lettres ou de les verser à la Bibliothèque nationale. Une réflexion sur l'éthique qui vire au suspense, comme dans un polar. Tout cela pour dire que l'œuvre de l'auteur de L'Empire des signes reste une source inépuisable de significations.