Le centre-ville du Caire a été pendant toute la nuit de l'Aïd le théâtre d'agressions sexuelles collectives contre des jeunes filles. L'onde de choc qui traverse depuis la « société civile » n'a d'égale que l'indifférence du gouvernement et… le silence des victimes. Comment l'atmosphère festive si typique de la première nuit de l'Aïd dans le centre-ville du Caire a-t-elle pu basculer dans une ahurissante brutalité : syndrome de meutes et tentatives de viol collectif de jeunes filles, c'est bien le « fait divers » qui continue à ce jour à secouer les esprits, les organisations de défense des femmes, les médias, les partis politiques. Alors que dans le même temps, le gouvernement, par la voix du ministère de l'Intérieur, s'est borné à démentir les faits. Ce jeudi 9 novembre, une première manifestation organisée à l'initiative du Syndicat des journalistes égyptiens et des « bloggers », drainant autant de journalistes et de policiers anti-émeutes que de manifestants, a fini dans un habituel face-à-face où les slogans revendiquant la tête du ministre de l'Intérieur se sont heurtés aux expressions belliqueuses des policiers et n'ont suscité que peu d'intérêt de la part des passants. Pourtant l'événement a beaucoup choqué et toute l'avenue Talaât Harb, cœur battant du « west el balad », continue à évoquer les faits dans un mélange de stupeur, de consternation et d'incrédulité. Mais que s'est-il exactement passé ? Contrairement à Alger, où les fêtes de l'Aïd se passent essentiellement dans les cercles familiaux, les espaces publics du Caire, commerces, restaurants, cinémas sont littéralement pris d'assaut dès la première nuit de l'Aïd. Et la tradition ici veut que l'Aïd soit synonyme de sortie au cinéma, c'est d'ailleurs l'une des saisons les plus juteuses pour la production cinématographique qui voit tous les réalisateurs en vue se battre pour avoir leur dernier film prêt pour les affiches de la nuit de l'Aïd. C'est tellement la tradition ici que personne ne s'étonne du spectacle des foules de milliers de personnes se bousculant à l'entrée des cinémas, spectacle qui peut faire croire aux non-habitués qu'il y a émeute en ville. Et pourtant, cet Aïd-là a véritablement tourné au cauchemar pour des dizaines de jeunes filles qui ont été attaquées avec une violence inouïe par des centaines de jeunes gens déchaînés arrachant leurs foulards, déchirant leurs vêtements, leurs sous-vêtements et tentant de les violer sur place sous le regard abasourdis des passants et des commerçants. « On n'a pas compris comment tout cela a commencé, mais soudainement dans la foule on s'est mis à entendre des filles poussant des cris stridents, les cercles d'adolescents et jeunes hommes étaient tellement denses autour d'elles qu'on entendait leurs hurlements et appels à l'aide sans même pouvoir les voir », ont raconté plusieurs témoins, souvent ceux qui travaillent dans les boutiques de l'avenue Talaât Harb et qui ont accouru au secours des victimes. Les témoignages parus dans la presse non gouvernementale ont effectivement de quoi donner froid dans le dos. Car ce sont ceux des hommes qui se sont battus à mains nues et se sont escrimés pour parvenir à fondre les meutes pour en extraire des filles en larmes et aux vêtements en lambeaux : « Nous avons réussi à sortir une fille qui était évanouie et à moitié nue d'au milieu d'adolescents à la foi déchaînés et joyeux, mais la foule nous a poursuivis jusque dans le magasin, on a vite baissé le rideau de fer mais ils se sont attaqués au magasin, il a fallu attendre un bon quart d'heure avant de les voir se décourager. » La même scène s'est reproduite un peu partout dans le centre-ville, des jeunes filles seules ou avec leur compagnon ont à chaque fois échappé in extremis au viol collectif. Des associations de défense des droits des femmes ont d'ailleurs mis en ligne des vidéos amateurs prises des balcons des mouvements des foules déchaînées et quelques photos dont la plus spectaculaire est celle d'un chauffeur de taxi pris d'assaut par des dizaines de jeunes gens hilares tentant difficilement de démarrer alors qu'il venait de sauver une énième victime. En début de soirée, le cinéma Métro de l'avenue Talaât Harb d'où les premières étincelles sont parties avait organisé une sorte de « happening » promotionnel dans son hall : une star locale de la danse orientale entourée de toute l'équipe du film dans lequel elle campe l'héroïne était venue danser en live pour le public qui se pressait de plus en plus nombreux aux guichets. L'information de la présence de la danseuse en personne a circulé comme une traînée de poudre et c'est ainsi que le cinéma Métro s'est vite retrouvé plus que débordé par des jeunes énervés de ne pouvoir acheter des tickets déjà écoulés pour toutes les séances de la nuit. Depuis cette funeste nuit, les débats dans les journaux et les télévisions satellitaires égyptiennes font rage : analyses psycho-sociologisantes sur « la famine sexuelle des Egyptiens », l'état de dénuement matériel extrême ajouté à une frustration sexuelle jamais égalée par des jeunes venus des « banlieues pauvres du Caire », sur la responsabilité des « marchands de rêves » notamment les producteurs de « films indécents », sur la responsabilité individuelle de « la danseuse Dina qui, par ses contorsions obscènes, a mis le feu aux poudres du centre-ville »… Mais beaucoup de voix, comme celles présentes lors de la manifestation de jeudi, demandent aussi des comptes à l'autorité de l'Etat qui a totalement brillé par son absence au moment d'événements aussi graves. En effet, les témoignages, qui s'accordent à dire que les faits se sont déroulés pendant plusieurs heures sans qu'il y ait eu une seule intervention de la police, laissent pensifs lorsqu'on sait à quel point la rue égyptienne est quadrillée. « La police est toujours là pour réprimer les manifs, mais elle n'est jamais là pour protéger les filles », ont scandé les dizaines de femmes – soutenues par des militants politiques du mouvement Kefaya et de quelques représentants des Frères musulmans – venues manifester leur indignation et réclamer la démission du ministre de l'Intérieur. D'ailleurs pour de nombreuses militantes féministes présentes, les attaques qu'ont subies les femmes pendant les fêtes de l'Aïd font écho à celles qu'elles ont elles-mêmes vécues de la part des hommes de main du parti au pouvoir le Parti national démocrate (PND) lors des sinistrement légendaires manifestations de l'opposition en mai 2005 et qui avaient suscité alors une réprobation internationale. Certaines n'excluent d'ailleurs pas que les faits qui se sont déroulés, il y a une dizaine de jours, aient été déclenchés, du moins avant de dégénérer en phénomène d'hystérie collective, par les « baltaguias » (expression désignant les délinquants au service de la répression policière) du pouvoir. « La première fois que nous avons eu à vivre au Caire un phénomène d'agression sexuelle collective sur la voie publique c'était en mai 2005, et je ne peux m'empêcher de penser à la similitude des faits lorsque j'entends les témoignages de ceux qui étaient présents en ville la nuit de l'Aïd », explique une représentante de l'association « La rue est à nous » créée justement au lendemain des événements de mai 2005. La différence tout de même entre ces deux événements, c'est que les militantes politiques et les femmes journalistes qui ont été sexuellement agressées lors des manifestations sous les yeux impassibles et complices de la police ont toutes porté plainte et immédiatement mis leur témoignage sur la scène publique, alors qu'aucune trace des victimes agressées de l'Aïd n'a pu être retrouvée. C'est d'ailleurs l'argument qu'utilise le ministère de l'Intérieur qui s'entête dans un silence morne après avoir, au lendemain des faits, publié un communiqué démentant ce que tout le centre-ville a vu, puisque « aucune plainte quant à des agressions sexuelles n'a été enregistrée par les commissariats de police du centre-ville dans la nuit de l'Aïd ». Dans une société qui se montre de plus en plus bigote, les femmes qui n'osent pas rendre publiques les agressions qu'elles vivent sont la plupart silencieuses. Majoritairement voilées, elles sont toutes aussi majoritairement soumises au quotidien à toutes sortes d'agressions sexuelles lorsqu'elles s'aventurent dans les stades, lorsqu'elles s'aventurent à monter dans les wagons non réservés aux femmes dans le métro, lorsqu'elles s'aventurent à prendre le bus ou à emprunter des escaliers ou des ruelles désertes. Et dans ces conditions, le plus étonnant, c'est que toutes ces « aventures de la vie au quotidien » n'ont pas réussi à les chasser de la plupart des espaces publiques. Mais la nouveauté des attaques sexuelles collectives sur la voie publique n'est peut-être qu'une irruption symptomatique d'une société profondément malade, asphyxiée par le manque de libertés publiques et individuelles, laminée par une misère extrême qui terre tous ses dénuements insupportables sous un épais couvercle de religiosité hystérique.