De retour de Libye où il a séjourné pendant une longue période, d'abord à Tripoli, et à Misrata ensuite, Lorenzo Cremonesi, après avoir interviewé le chef du gouvernement d'union nationale Fayez El Sarraj et, avant lui, son rival le maréchal Khalifa Haftar, est convaincu que ce dernier a réussi à s'imposer sur la scène libyenne. Envoyé spécial pour le grand quotidien Corriere Della Sera, depuis plus de 30 ans, ce journaliste, qui a couvert les conflits armés des dernières décennies, estime que la situation en Libye est non seulement bloquée, mais qu'elle s'enlise. Le président du Conseil italien, Paolo Gentiloni, a reçu hier, à Rome, le chef du gouvernement d'union nationale libyen, Fayez El Sarraj. Mais qui gouverne réellement en Libye ? Ce gouvernement, soutenu par les Occidentaux, ou le maréchal Haftar soutenu par la Russie, la Chine et l'Egypte ? Personne n'a un contrôle total sur la situation en Libye, qui reste encore en proie au chaos. J'ai longuement séjourné dans ce pays ; l'été passé, cet hiver… et à chaque fois que j'y retourne, je constate que la situation a empiré et que plusieurs régions échappent totalement au contrôle des forces de l'ordre régulières. Des milices armées et des bandes criminelles dictent leur terreur…Enlèvements, assassinats, contrebande sont commis impunément... Cela me rappelle la situation en Afghanistan et en Irak, au lendemain de l'intervention militaire américaine, quand l'autorité centrale était aux abois. Le maréchal Khalifa Haftar affirme, lui, qu'il peut rétablir l'ordre et la sécurité... A-t-il les moyens de s'imposer comme l'homme fort, l'interlocuteur incontournable, même sans légitimité internationale ? Le maréchal Haftar, fort de l'appui de l'Egypte, de ses liens avec Moscou où il s'est rendu à plusieurs reprises, veut peser de tout son poids d'homme pourvu d'autorité et de fortes influences pour une partie significative des Libyens. Avec ses 50 000 hommes, son armée est la force militaire la plus forte. Elle compte beaucoup d'anciens officiers de l'armée régulière de Libye. Ils appartiennent pour la plupart à l'aviation. Il y a aussi des volontaires. Pour rétablir l'ordre, il compte sur cette force loyale. Rappelons que des journalistes, des intellectuels ont été tués et sont encore menacés... Cela me rappelle ce qui s'est passé en Algérie. Haftar se présente comme l'unique citadelle laïque contre les groupes intégristes. L'Italie a été accusée par le gouvernement El Sarraj de «jouer un double jeu» : reconnaître le gouvernement d'union et s'allier avec les milices des Zintan pour protéger le gazoduc greenstream, qui transporte le gaz de l'Eni vers l'Italie. Qu'en pensez-vous ? Les Italiens ont compris que l'appui inconditionnel au gouvernement El Sarraj ne suffisait plus. A présent, eux aussi, poussent, discrètement, vers un dialogue avec Haftar pour pacifier rapidement le pays. Il faut dire que l'homme militaire d'action, qu'il était, a évolué vers le rôle de décideur politique à même de mener des négociations. La position du gouvernement italien ressemble-t-elle à celle du gouvernement algérien ? Oui, disons que les deux ont misé sur El Sarraj, comme l'Onu, mais ce sont rendu compte que parier sur un cheval, qui ne change pas la donne sur le terrain, ne pouvait durer. J'ai constaté que les responsables libyens que j'ai rencontrés apprécient la volonté des autorités algériennes de demeurer dans une optique de médiation pacifique sans interférence. L'Italie est-elle présente militairement en Libye, comme la Grande-Bretagne et la France ? Non, pas que je sache. A part un hôpital militaire de camp, l'Italie n'a pas une présence comme celle de la France. La Grande-Bretagne, elle, a perdu du terrain. Daech et les groupes intégristes sont affaiblis. Quel avenir pour l'islamisme en Libye ? La Libye a tendance à devenir un pays de repli pour les «foreign fighters», revenus d'Irak et de Syrie, et qui sont dispersés et se réfugient dans les oasis, aux frontières avec la Tunisie. Ils sont sur cette terre désertique immense, où cohabitent également les bandes criminelles de la contrebande. Les bombardements de la coalition contre Isis ont démembré ces groupes, qui gardent cependant un pouvoir de nuisance non négligeable. Votre livre, De Caporetto, à Baghdad, sort cette semaine. Vous y parlez également de la Libye... Oui, Caporetto est le Waterloo des Italiens, durant la Première Guerre mondiale. Le livre est une analyse rétrospective des conflits armés, de 1914 à nos jours. Même si cela semble difficilement comparable, il y a beaucoup de similitudes.