Acculé par la crise, le gouvernement dit stop à l'importation des agrumes et des légumes frais, histoire de faire quelques économies de devises. Salutaire pour les agriculteurs, mais problématique dans sa mise en œuvre. C'est décidé ! Dorénavant on ne consommera que des agrumes et des légumes frais «made in DZ». Les importations de ces produits sont désormais interdites. La décision prise par le ministère du Commerce et mise en marche par une note de la Banque d'Algérie, dans le but de réduire la facture d'importation et booster la production nationale. «Consécutivement à la décision d'interdiction de l'importation des agrumes et légumes frais prise par le ministère du Commerce, les banques et les établissements financiers sont instruits de procéder à la suspension immédiate de toute domiciliation bancaire, de toute opération d'importation de ces produits», affirme la note de la Banque d'Algérie, transmise aux banques secondaires. La décision réjouit déja les producteurs selon lesquels la suppression de la concurrence étrangère écarterait la difficulté à écouler leurs récoltes. Mais les experts avancent un avis différent. Pour eux, ce changement est une bonne chose, mais risque aussi de coincer. La production non régulière ! L'essentiel de nos besoins en produits frais est couvert par la production nationale, même si elle reste parfois irregulière pour certains produits. La FAO avance le chiffre de 70% de nos besoins alimentaires assurés par notre agriculture. Et selon El Hadj Tahar Boulenouar, président de l'Association nationale des commerçants et artisans (Anca), l'Algérie n'importe pas beaucoup de légumes, mais quelques quantités de pomme de terre et d'oignons, quand la récolte nationale n'est pas bonne, et cela dépend des saisons de production. Pour rappel, l'Algérie a dû, pour la première fois, importer des oignons à la fin 2014. Avec cette nouvelle interdiction, les agriculteurs auront un défi à relever. Ils devront assurer l'approvisionnement du marché avec le souci de la regularité et de la quantité. Par ailleurs s'agissant des agrumes, la nouvelle production doit augmenter pour couvrir les 20% qu'on importe habituellement. Cependant, cela risque de ne pas être aussi simple, selon les spécialistes. «Cette décision qui a tardé à venir a été prise dans l'urgence et de façon anarchique juste parce qu'on est en période d'austérité et qu'on n'a plus d'argent. Si l'inconvénient des ressources financières nous pousse à franchir ce pas, il aurait fallu préparer le terrain et accompagner cette décision avec des mesures qui vont encourager et booster la plantation des vergers et par la même la production nationale. Il aurait été plus sage d'intervenir d'abord sur le secteur de l'agriculture, loin de la production, avant de faire ce choix sélectif», déplore Slimane Bendaoud, producteur et exportateur de pomme de terre. Pour sa part, l'expert agronome Akli Moussouni affirme que la production nationale suffit largement pour couvrir la demande algérienne en frais et en transformation, mais relève que cette décision ne portera pas ses fruits en l'absence de la reconstruction de toutes les filières agricoles du pays. «La dégradation continue du potentiel arboricole entre les mains des bénéficiaires des terrains finira par disloquer toute la production des fruits. Les nouvelles plantations dans les Hauts Plateaux, à des exceptions près, suivront du fait qu'elles ont été engagées sans aucune étude d'adaptation, alors que le système de protection de ces cultures n'existe même pas. Des milliers d'hectares ont été arrachés ou abandonnés, que ce soit en agrumes ou autre.» Il cite l'exemple de l'abricot de N'Gaous : «Une filière très importante se retrouve actuellement entre les mains de bénéficiaires qui louent les vergers chaque année à des commerçants qui ne sont intéressés que par la récolte du fruit aux depens d'un verger en dégradation perpétuelle.» Pour finir, l'expert agronome pointe du doigt aussi l'avancée du béton au détriment des terres agricoles qui ne cesse d'affecter les potentialités algériennes en matière de rendement agricole. Pas de transformation S'il faut encourager la production nationale, autant le faire correctement et dans tous les domaines. L'expert en agronomie Akli Moussouni a relevé le problème de la transformation. Pour lui, il n'est pas logique d'interdire l'importation des agrumes et légumes frais et de permettre l'importation du concentré. «Le hic réside dans l'importation du concentré sous toutes ses formes par les producteurs de jus qui ne sont pas concernés par cette mesure, alors qu'ils sont quasiment interdits en Europe et en Amérique du Nord, du fait que techniquement, il est impossible de reconstituer le jus naturel à partir de ces concentrés.» L'expert relève le problème des chambres froides qui ne sont pas utilisées dans leur but essentiel : «Il faut reconnaître que les chambres froides sont exploitées pour la spéculation sur les prix des agrumes, contrairement à leur mission, ce qui oblige les producteurs de jus à recourir à l'importation de ces concentrés pour faire tourner leurs machines, au détriment de la santé publique.» Tensions sur les prix «Si la production algérienne n'augmente pas, il va y avoir un décalage entre l'offre et la demande et les prix vont certainement augmenter», affirme El Hadj Tahar Boulenouar, président de l'Anca. «C'est pour cela qu'on propose rapidement d'inciter et d'encourager les paysans et les producteurs à augmenter leur production pour faire face à la hausse de la demande. Et on a les moyens de le faire. Plusieurs régions ont un potentiel énorme en matière de production agricole et sont capables de doubler leurs récoltes», continue-t-il. Par ailleurs, selon Boulenouar, pour éviter la spéculation, il faut mettre en place un plan national de production agricole et ainsi assurer la stabilité de la production et de l'approvisionnement, car malheureusement, la majorité des paysans sont livrés à eux- mêmes. Appelant aussi les services du ministère de l'Agriculture à proposer un programme de mise à niveau des réseaux de stockage et des chambres froides qui ne jouent pas leur rôle dans la garantie de la stabilité. Pour sa part, le producteur de pomme de terre Slimane Bendaoud parle de «monopoles». Pour lui, prendre cette décision sans encourager les paysans à produire plus va favoriser la création de monopoles. «Ces derniers vont causer la spéculation des prix et à la fin, c'est le consommateur qui va payer ses aliments plus cher», explique-t-il. L'impact sur les factures d'importation est minime «Réduire les dépenses de l'importation.» C'est le but essentiel de la décision de Abdelmadjid Tebboune. Cependant, sachant que l'Algérie n'importe que 20% des agrumes consommés et peu de légumes frais, l'impact attendu sur les dépenses d'importation ne fera pas trop de différence, à moins d'inclure dans l'interdiction l'importation des légumes secs (haricots, lentilles…) qui nous ont coûté près de 400 millions de dollars en 2015. Deux accords de libre-échange «violés» «Naturellement, toutes les mesures protectionnistes et restrictions commerciales sont gênantes pour la signature et/ou l'exécution des accords d'association ou d'intégration», affirme Me Nasr-Eddine Lezzar, avocat spécialiste des affaires sociales. Si les négociations de l'Algérie avec l'Organisation mondiale du commerce (OMC) aboutissent à l'intégration, la décision d'interdiction d'importation ne peut poser problème. Car selon Me Nasr-Eddine Lezzar, le processus d'adhésion des pays est plutôt souple et progressif et tolère ce genre de défenses économiques à condition qu'elles soient conjoncturelles. Le processus d'adhésion de l'Algérie est trop long et hypothéqué par les contingences politiques. C'est surtout au niveau de la communauté européenne que le problème est plus accru. Le juriste explique : l'accord d'association avec la communauté européenne prévoit des avantages accordés, par les pays de la communauté, aux produits originaires de l'Algérie et des avantages accordés, par l'Algérie, aux produits de la communauté. Cette restriction algérienne ne se limite pas à un retrait des avantages douaniers (exonération et réduction tarifaires), mais va jusqu'à l'interdiction d'importation. «Nous sommes devant une violation et une remise en cause cardinale de l'accord avec l'Union européenne, allié et partenaire stratégique vital incontournable en raison notamment de la proximité géographique.» Plus encore, le problème se pose de façon identique avec les pays arabes : «La Convention de facilitation et de développement des échanges commerciaux interarabes ouvre la voie aux produits aussi bien agricoles qu'industriels pour être échangés librement et en exonération douanière, à l'exception d'une liste arabe commune de produits prohibés exclue de l'application pour des raisons de sécurité, de santé, de religion ou de protection de l'environnement. Cette mesure est inopportune et intervient à une phase irréfléchie et à la limite irresponsable, donnant une image lamentable des incohérences et des errements de nos politiques, car les pays de la communauté risquent de prendre des mesures réciproques dans un contexte économique difficile pour l'Algérie qui entend propulser et promouvoir ses exportations hors hydrocarbures et où des opérations d'exportation de produits agricoles ont été enregistrées avec succès.»