Cela fait une année que tamazight est langue officielle . Au moment où l'on s'y attendait le moins, dans l'article 3 bis de la nouvelle Constitution du 7 février 2016, la langue amazighe est promue «également» au rang de langue officielle, au côté de la langue arabe. Après des décennies d'ostracisme, de lutte revendicative acharnée, avec son lot de répression, d'arrestations et autres intimidations, les militants de la cause amazighe pouvaient savourer enfin le fruit de leur long et éprouvant engagement. Mais si cette consécration en a réjoui plus d'un, elle a également étonné par son timing, car l'officialisation est intervenue à un moment où la cause amazighe était presque au point mort, même en Kabylie, bastion historique du Mouvement berbère. Des analyses, empreintes de scepticisme, mais non moins pertinentes, ont décelé en l'officialisation de tamazight, dans un contexte de repli du militantisme revendicatif amazigh, la volonté du régime de reprendre le dossier à sa faveur et de le modeler de façon à le vider de sa charge politique et historique. Car, en plus de bousculer le régime dans ses fondements arabo-islamiques, le mouvement berbère lui a toujours donné du fil à retordre sur les plans social, économique, politique, démocratique, etc., le poussant à agir pour apporter des solutions au quotidien des populations. Dans sa réponse à ces aspirations, le régime, on l'a vu, s'est illustré plus par la manipulation, la répression et la tergiversation que par ses solutions. L'officialisation de tamazight obéit-elle à la même logique du régime, c'est-à-dire vouloir tirer les ficelles partout et être le seul maître du jeu ? Dans une brillante contribution à un confrère, juste après l'officialisation de tamazight l'année dernière, le journaliste et linguiste Yacine Temlali, parlant du régime algérien comme étant «autoritaire et manipulateur», s'est posé ces questions : «Quel serait son (le régime, ndlr) but inavoué derrière la décision d'officialisation du tamazight ? Le régime s'est-il persuadé, dans une émouvante et soudaine inspiration, des droits linguistiques des minorités berbérophones ?» Diversion et neutralisation Et d'y répondre juste après : «Non, assurément. Bien qu'elle jette, comme nous l'avons dit, les bases d'une politique linguistique autre que ce bilinguisme officieux et inassumé arabe-français, l'officialisation de tamazight n'est pas forcément synonyme de la résolution de la question berbère. Elle ne sera que le début du chemin, qui sera long et tortueux, si les masses berbérophones organisées n'entrent pas en jeu pour le raccourcir.» Car, pour Yassine Temlali, l'officialisation de tamazight, dans ces conditions-là, n'est qu'une «opération de diversion et de neutralisation des élites kabyles». La diversion, c'est pour focaliser l'attention plus sur des débats de type identitaire que sur la crise financière et les choix économiques douloureux qui doivent être pris dans ce contexte. Quant au deuxième objectif, le régime viserait, selon l'auteur de la contribution, «la neutralisation, par l'intégration dans l'administration, l'éducation nationale, la nouvelle académie berbère…, de nouvelles élites kabyles (…)». Et cette opération, analyse-t-il, permettrait d'atteindre deux autres objectifs : «Associer la Kabylie à une unanimité spécieuse sur la nouvelle Constitution, et réduire les risques de radicalisation de la jeunesse kabyle autour de la question linguistique, radicalisation qui pourrait fournir de nouveaux contingents au Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie (MAK).» L'auteur considère, par ailleurs, que l'officialisation en elle-même est un acquis considérable, à condition qu'elle soit suivie de «nouvelles batailles» pour sa concrétisation. Une concrétisation qui peine hélas ! à se frayer une voie à cause des nombreuses embûches dressées sur le chemin de tamazight pendant des décennies de monolinguisme arabisant et de déni identitaire. Le défi de la concrétisation Les réticences exprimées ici et là, parfois même en Kabylie, et le zèle de certains responsables en sont l'exemple de la difficulté de tamazight à se faire accepter. A l'école, pourtant langue officielle, tamazight n'est toujours pas obligatoire et est presque invisible dans l'administration et les institutions de l'Etat. Dans un entretien accordé en 2016 à El Watan, le professeur Kamal Bouamara s'est étonné de ce paradoxe : «Comment une langue peut-elle être en même temps officielle et pas de l'Etat ?» L'enseignant à l'université de Béjaïa s'est insurgé également contre le caractère «sacré» dont jouit la langue arabe, maintenue sciemment au statut de «langue d'Allah» à des fins idéologiques. Par l'entremise de la foi, en effet, la langue arabe n'arrête pas d'avancer à pas de l'oie et à écraser sur son passage toutes les autres langues en usage en Algérie. Tant et si bien qu'on rapporte souvent, ces derniers temps, que dans certaines régions de Kabylie, des imams prêchent que «Azul» (salut en tamazight) et, par extension, tout tamazight, est «haram». Le caractère facultatif de tamazight à l'école est l'autre injustice qui frappe cette langue et empêche sa généralisation dans le pays. A part en Kabylie — et encore ! —, la présence de tamazight est insignifiante, quand elle n'est pas carrément absente. L'annonce de son enseignement dans 23 wilayas, cette année, aussi bien par le HCA que par le ministère de l'Education nationale, laisse perplexe. Les établissements où on enseigne tamazight dans ces wilayas se comptent sur les doigts d'une seule main, a-t-on constaté. C'est seulement obligatoire que tamazight sera enseigné partout et adopté par tout le monde. Mais pour cela, «il faut une décision politique», de l'aveu même du secrétaire général du HCA, Si El Hachemi Assad. Les enseignants de tamazight, qui font face à des difficultés sur le terrain, s'impatientent. Ils ne veulent plus que la langue qu'ils enseignent fasse tapisserie sur la carte scolaire du pays. Dans les universités, on s'attend à l'ouverture de nouveaux départements de tamazight pour renforcer les quatre existants. La faible, voire l'insignifiante présence de tamazight dans les médias est l'autre écueil non négligeable auquel il faut remédier. Aucun titre de la presse nationale ne lui est dédié. Quant à la télévision, les programmes diffusés en tamazight laissent souvent à désirer et accordent la part belle au folklorique. Le terrain est miné Il est attendu également, tel que prévu dans la Constitution, la mise en place d'une académie pour la promotion de tamazight. Pour cette institution, des spécialistes mettent d'ores et déjà en garde contre toute instrumentalisation au profit du pouvoir politique. Il faut, pour eux, laisser faire les spécialistes, et pas n'importe lesquels. Des spécialistes, qui viendraient avec des pré requis idéologiques ou actionnés par le pouvoir politique, pourraient nuire à la bonne marche du processus de promotion de tamazight. Le terrain est déjà miné. La question de la graphie fait agiter de toutes parts. Certains spécialistes gesticulent déjà et écument les salles et les plateaux de télévision pour plaider en faveur des caractères arabes pour la transcription de tamazight. Or, l'écrasante majorité des travaux réalisés depuis plus d'un siècle et demi l'ont été en graphie latine. Du côté du HCA, on dit privilégier la polygraphie, y compris les caractères arabes dont on ne détient que de rares productions réalisées, notamment en chaoui ou en chelha. En Kabylie, où la tradition est à la graphie latine, les caractères arabes sont inexistants, avant de faire leur apparition dans les manuels scolaires de tamazight, transcris dans les graphies arabe et latine. Est-ce une façon d'imposer petit à petit les caractères arabes pour en finir avec la problématique de la graphie ? Ce questionnement est d'autant plus légitime qu'en matière de langues, organismes vivants, c'est toujours celle qui bénéficie des moyens de l'Etat, qui s'impose le plus dans le paysage linguistique officiel et populaire et qui est économiquement rentable, qui en sort toujours vainqueur. Tamazight saura-t-il sortir sain et sauf de ce darwinisme linguistique qui ne lui est pas favorable pour le moment ? Tout dépendra de la vigilance de ses locuteurs. Le chantier est titanesque, mais rien n'est impossible quand on veut se réconcilier avec soi-même.