C'est un immense créateur qui vient de s'éteindre, samedi dernier à Tokyo, en la personne de Jirō Taniguchi. Par un paradoxe dont seuls peuvent se prévaloir les grands auteurs, il appartenait à un genre tout en n'y appartenant pas. Considéré en effet comme un des maîtres du manga («le» maître pour certains), l'originalité de ses œuvres le plaçait pourtant à part. Ce qui a fait dire qu'il était «celui qui fait des mangas qui plaisent à celles et ceux qui ne lisent pas habituellement de mangas», propos d'une sommité mondiale du 9e art, Benoît Peeters, historien de la BD et scénariste, présent à Alger en 2011 au Fibda. Le dessin comme l'univers scénaristique de Jirō Taniguchi semblent en effet se situer à la frontière entre le manga et l'école franco-belge (on devrait inverser les termes tant les auteurs belges l'ont dominée) centrée sur la fameuse «ligne claire», dans le style des albums de Tintin ou de Blake et Mortimer. De là, certains ont vu en lui le «plus occidental» des auteurs de mangas. Si Taniguchi n'a jamais dissimulé ses influences européennes, c'est souvent par ignorance de la culture japonaise que l'on néglige ses sources d'inspiration dans la littérature ou le cinéma de son pays. Il admirait notamment le réalisateur Yasujiro Ozu (1903-1963) dont l'œuvre prolifique, débutée dans le muet, a marqué non seulement le septième art japonais mais l'ensemble des disciplines. Taniguchi était un grand lecteur de romans et on lui doit notamment Au temps du Botchan, série en cinq volumes publiés entre 1987 et 1997, saga des grands écrivains de la fin de l'ère Meiji (Les Lumières), à cheval entre le XIXe et le XXe siècles. Dans la lecture de certains de ses albums, nous avons même cru retrouver le regard des haïkus, ces poèmes japonais à trois vers qui condensent subtilement un moment ou une émotion. Né en 1947 dans une petite ville au sud du Japon, Taniguchi a grandi dans une famille très modeste. Son père était tailleur et sa mère femme de ménage et vendeuse de marché. Sa scolarité a été perturbée par une santé fragile qui lui a cependant permis de lire beaucoup, notamment, des mangas. Plus tard, il devient employé de bureau, mais finit par démissionner pour se rendre en 1969 à Tokyo où il réussit à entrer, sans aucune formation académique, dans un atelier de mangas où il est voué à des tâches ingrates. Une année après, il publie sa première bande dessinée et entame sa carrière artistique. Il ne craint pas de multiplier les expériences, refusant de s'enfermer dans les canons du manga imposés par les éditeurs. A travers des albums policiers, de la science-fiction, des épopées sportives et des récits historiques, il forge son univers aux thématiques diverses mais marquées par le même esprit créatif et la même excellence graphique. La nature et les animaux sauvages, le temps qui passe, les secrets du passé, les atmosphères intimes, les «voyages intérieurs» lui font adopter un rythme narratif lent mais prenant. Dans Journal de mon père, le personnage assiste à l'enterrement de son père et se remémore toute sa vie. Dans Quartier lointain, œuvre magistrale, un salarié se retrouve dans la ville de son enfance suite à une erreur d'aiguillage du train. Dans L'homme qui marche, il va plus loin. On suit simplement la promenade d'un individu et, sans histoire particulière, on finit par y entrer complètement tant le talent s'impose de lui-même. Jirō Taniguchi laisse une œuvre énorme qui mérite d'être découverte par toute personne qui aime l'art et les significations profondes. On l'a situé en marge du manga. En fait, il était au-sdessus, faisant la preuve que ce genre pouvait, dans la grande tradition d'expression japonaise, drainer de la poésie et de la philosophie sans en avoir l'air et peut-être même sans qu'il n'en ait jamais eu l'intention.