On peut dire ce qu'on veut des prix littéraires, même fabuler s'il le faut, faire des tirades les plus extrêmes, mais un prix est toujours un bonheur et un grand partage avec ceux qu'on connaît et surtout avec ceux qu'on ne croise qu'à travers les mots, qu'on rencontre aux lisières des phrases perdues et des assurances qui n'ont de vrais que leur appartenance à la littérature. Un prix national est doublement émerveillant, donné par les gens des livres, les libraires, c'est-à-dire ceux qui vivent dans le bonheur des lectures, libres de toutes contraintes. Courageux, parce qu'ils font face à un temps de déraison, sans couleurs et sans bonheur livresque. Au bord de la déprime, ils croient toujours à cette communauté isolée des écrivains. Mais, c'est quoi un écrivain si ce n'est un laboureur de mots et de temps et un accro des grandes folies et des joies éphémères de l'écriture ? Certes, l'écriture n'a jamais mis fin aux guerres, préservé les vies des actes injustes, bousculé les barbaries de notre siècle et arrêté leur fécondité sauvage, convaincu les dictateurs de leurs dérapages et assis une justice durable. Grandissant dans la liberté absolue et l'air pur du bonheur, elle est l'antipode du désespoir. Elle voit ce que les despotes ne verront jamais, ce souffle de vie qui sort des cendres, ce rayon de soleil qui traverse le cumulus noir d'un ciel alourdi par les malheurs, une vie qui se fait dans le fracas des guerres et des brutalités les plus primitives. Oui, la littérature n'a jamais convaincu les tueurs de se regarder en face et de méditer leurs crimes, mais elle n'a jamais voilé le visage d'un enfant aux yeux vidés de la vie et de la sève du bonheur. Mais le bonheur n'est-il pas la vie elle-même, vue sous l'angle des mots ? Sans surestimer la littérature, elle a sauvé des millions de leurs fragilités par sa tendresse et son franc-parler, des milliers de prisonniers du noir des cachots. Malheureusement, elle porte en elle ses propres dérives. Derrière beaucoup de crimes, il y a toujours une lecture possible, une littérature. Ecrire, c'est aussi admettre de se mettre à l'abri des fausses assurances et de s'installer dans les plus grandes fragilités de l'être. Ecrire, c'est se mettre volontairement à nu, sans modestie ni honte et partager ses douleurs les plus enfouies avec le hurlement des vents sourds et le bruissement des plantes sauvages. Les blessures les plus graves sont celles qu'on ne voit jamais et celles qu'on voit sont à notre portée. Sans un vrai deuil, ces blessures reviendront vite et durement. Comme toute plante enracinée, j'appartiens à une terre généreuse mais qui n'a jamais su faire son deuil, ce qui rend la douleur permanente. Un siècle et demi d'usurpation, sept années de guerres saignantes, des millions de morts qui, après cinquante années de leur disparition, hantent toujours notre mémoire pour nous rappeler nos ambiguïtés, nos frustrations et nos peurs. Dix années de douleur contre une barbarie d'un autre âge, tirant derrière elle son char romain de plus de cent mille morts, juste pour rafraîchir notre mémoire du grand ratage de cette Algérie hésitante face à une modernité restée suspendue à la bouche des décideurs indécis. Des morts qui s'accumulent et des deuils ajournés. Rien n'est fait, juste un choix qui ressemble à une décision. Ne jamais oublier ou faire abstraction. Les mots ont-ils toujours tort parce qu'ils s'acharnent à dire leurs vérités ? Si simples à dire, si difficiles à mâcher. Quel est l'intérêt d'un deuil si celui-ci n'est pas jumelé à un avenir meilleur ? Notre littérature est très imprégnée de ces ambiguïtés, peut-être c'est ce qui fait son malheur, mais aussi son grand bonheur d'être dans la tempête du siècle. La littérature n'y peut rien face à la machine de l'absurde, mais elle est ce grain qui dérange le fonctionnement établi. En préservant le désir de vie, elle protège la mémoire de toutes les dérives. Un roman ne change pas le monde, mais marque les esprits dans le temps. C'est le plus généreux des arts. Ce que m'a donné le genre, n'a pas d'égal. Le souffle de la vie, comment le recevoir, le couver et le transmettre. C'est la littérature qui m'a ouvert la voie des terres, la route des cieux et les chemins des îles, les universités et les prisons, le pays d'ici et d'ailleurs. Elle va plus loin encore, puisqu'elle nous met face à notre imagination qui travestit le réel pour créer un autre qui déplace et bouscule nos fausses assurances. La fiction n'est autre que notre vérité enfouie, juste, noble et sans calculs. Pourtant, en écrivant le Livre de l'Emir j'étais en plein genre ingrat : le roman historique. Mais c'était sans compter sur la générosité qui émane de la littérature elle-même. L'effort ne dément jamais. J'étais conscient qu'il ne fallait pas gonfler davantage la liste déjà longue des livres sur l'Emir, dont les deux tiers ne sont autres que des plagiats mal déguisés ou grossièrement maquillés. Ecrire sur l'Emir, c'est d'abord se préparer à une confrontation d'idées, une bataille sans merci contre les gardiens des vieux temples. Comme à l'accoutumée, le Livre de l'Emir n'a pas dérogé à la règle, nos livres s'installent ailleurs avant d'atterrir sur notre terre. Après une publication dans vingt-cinq journaux arabes dans le cadre d'une initiative lancée à l'origine par l'Unesco Livre dans un Journal (Kitab fi Jarida), pour encourager la lecture dans le monde arabe en mettant à la disposition des lecteurs un livre chaque mois au prix d'un journal, avant la sortie en format livresque de Dar el Adab (Beyrouth), Espace libre (Alger) et Actes Sud pour la traduction française. Le roman a été un grand bonheur pour moi, un lieu inespéré de rencontres. Je n'ai réalisé que tardivement qu'une fiction peut devenir le prolongement visible d'une vérité cachée. Je fais devant vous quelques-unes de mes découvertes : j'ai rencontré à Bordeaux, dans le bonheur de l'étonnement, la petite-fille de Monseigneur Dupuch, une descendante de l'Emir en France, la petite-fille de Bensmaïl, ennemi juré de l'Emir à Paris, des traces d'un soldat de l'Emir à Copenhague, deux admirables ambassadeurs algériens, au Danemark et en Suède qui ont beaucoup fait pour l'Emir et des milliers de lecteurs à travers le monde arabe, l'Europe et l'Amérique. C'est dire comment l'écriture, malgré les douleurs de l'accouchement, nous offre des bonheurs incommensurables. Oui la littérature n'est pas un lieu de règlement de comptes, c'est plus notre façon de voir la vie, de l'aimer et de la défendre. Mais, faut-il d'abord savoir faire son deuil avec les débris tranchants de l'histoire et purger la mémoire des assurances les plus aveuglantes et les plus périlleuses. La littérature ne peut offrir le bonheur complet sauf si celui-ci s'installe dans la vie et non dans la mort. C'est peut-être là notre manière de défendre l'idéal de l'écriture qui n'est autre que ce rêve inassouvi qui reste toujours à ré-inventer constamment. Alger, lundi 6 novembre 2006