Françoise Vergès vient de publier un essai dérangeant, Le ventre des femmes, où elle analyse la situation tragique des femmes en rapport avec leur corps durant la période coloniale et postcoloniale. Elle dénonce certaines autorités qui ont fait subir aux femmes de La Réunion l'avortement et la contraception systématiques. L'auteure démontre dans cet ouvrage comment les autorités ont influencé des médecins et chirurgiens pour faire diminuer la natalité, estimant que les Noires et les métisses faisaient trop d'enfants, déséquilibrant les rapports de force en termes de population. Ce drame vécu par des milliers de femmes dans les années '60' et 70' est passé sous silence. Françoise Vergès met au jour le scandale de ces pratiques qui ont créé des traumatismes profonds au sein de milliers de familles, une pratique qui a brisé des couples, qui a cassé des femmes dans leur intimité et leur psychologie. Politologue et historienne de la mémoire de l'esclavage, Françoise Vergès inscrit son approche dans une vision globale des affres subies par les femmes africaines. Membre du collège «Luttes contre les discriminations» auprès du Défenseur des droits, Françoise Vergès est née à La Réunion, mais elle a passé son adolescence à Alger, auprès de son oncle, l'avocat Jacques Vergès et de Djamila Bouhired. Dans Le ventre des femmes, elle consacre d'ailleurs un chapitre aux militantes algériennes durant la guerre de Libération par rapport à l'intégrité du corps des femmes. Ceci est donc intégré dans l'ensemble de cette étude sur le crime de milliers d'avortements sans consentement qui furent pratiqués par des médecins qui, sous couvert d'opérations bénignes, se faisaient, de plus, rembourser par la sécurité sociale ! L'ouvrage démontre qu'un véritable encouragement à l'avortement a été entrepris pour répondre à des politiques antinatalistes dans les départements d'outre-mer alors qu'en France métropolitaine, la contraception et l'avortement étaient réprimés. Dans ces colonies devenues départements d'outre-mer, l'idéologie persistante est celle du «capitalisme racial», et le ventre des femmes est toujours «racialisé». A partir de l'indépendance de l'Algérie, et donc malgré la fin des empires, il y a eu une continuité dans la «colonialité» qui s'est exprimée par cette incitation à la limitation des naissances des Noirs et des Métis victimes d'un mépris de classe et de race. Le docteur Roland Hoarau parle de 8000 avortements par an ! Un procès eut lieu en rapport à la question des surfacturations d'honoraires, entraînant des témoignages. Une victime de 38 ans, mère de six enfants, raconta qu'elle consulta pour une douleur sur le côté alors qu'elle était enceinte de trois mois. Elle fut admise à la clinique pour huit jours, mais y resta quinze jours au prétexte d'une opération de l'appendice. Mais elle fut avortée et ses trompes ligaturées. Elle déclara : «Monsieur le juge, je porte plainte contre les responsables de la clinique pour avoir tué mon bébé âgé de trois mois et pour m'avoir trompée sur le sens de l'opération qu'on m'a fait subir». D'autres dénoncèrent le fait qu'elles furent traitées comme des animaux. Les médecins pratiquaient des avortements à la chaîne. Des scènes tragiques et sordides sont décrites pour dénoncer la gravité de pratiques commises par des chirurgiens peu scrupuleux et obéissant aux ordres implicites. L'idée dominante était que les femmes créoles avaient une sexualité débridée. Une vision coloniale des Africains déjà décrite par Frantz Fanon. Françoise Vergès dénonce la logique idéologique qui défend l'eugénisme racial. L'ouvrage fait référence à tous ces abus sous l'angle de la colonisation et de la colonialité. Françoise Vergès rappelle que Jean-Paul Sartre affirmait que l'ordre colonial ne supportait pas qu'on lui renvoie une image contredisant sa mission civilisatrice. La question du ventre des femmes exploitées s'inscrit dans l'Histoire de la traite des esclaves, dans l'histoire coloniale post-esclavagiste. Les ventres de femmes ont souffert quand leurs enfants capturés furent déportés vers un autre continent. Des femmes furent aussi déportées pour leurs ventres, pour avoir plus d'esclaves. Le Code Noir stipula que des hommes et des femmes étaient des propriétés privées. Les femmes esclaves furent aussi des objets sexuels abusées. Le ventre des femmes esclaves était un capital et l'auteure de rappeler les travaux de Ned et Constance Sublette qui dénoncèrent dans ce cadre le viol et la violence. Par la suite, la fertilité des femmes du tiers-monde devint une menace et Françoise Vergès de rappeler la position de l'Argentine et de l'Algérie sur cette question qui affirmait que le «problème de la population est une conséquence et non une cause du sous-développement». Durant la guerre de Libération, des Algériennes furent torturées, malmenées et violées par des militaires. Françoise Vergès leur rend hommage. L'intégrité du corps des militantes algériennes, des ‘‘moudjahidate'' emprisonnées fut défendue par Simone de Beauvoir, Simone Veil et Gisèle Halimi, ainsi que par Germaine Tillion, Jacques Lacan, Aimé Césaire, Edouard Glissant et Jean-Paul Sartre. Dans cet ouvrage incisif, Françoise Vergès appelle à «repolitiser» le féminisme sous l'angle de l'histoire de la violence faite aux ventres des femmes. Un ouvrage à lire absolument. Françoise Vergès, «Le ventre des femmes», Paris, Albin Michel, mars 2017.