D'abord, il y eut l'esclavagisme qui a asservi pendant plus de quatre siècles l'Afrique. Puis vint la colonisation, avec son lot de dépossessions et d'humiliations diverses. Aujourd'hui, apparaît une nouvelle forme de colonisation qui, se basant sur le capitalisme, continue d'assujettir les populations du Sud. C'est la thèse défendue par Françoise Vergès, politologue, écrivaine, chercheuse et militante féministe, lors d'une conférence intitulée «Les nouvelles formes de colonisation», organisée mardi 5 novembre, à l'occasion du Salon international du livre d'Alger. Ce nouvel ordre mondial, tout en tirant ses racines des deux autres systèmes, est encore plus pernicieux : «Avant, les esclaves ne portaient pas de nom, dit Françoise Vergès. Aujourd'hui, des personnes brûlent leurs papiers pour ne pas en avoir. Ce sont des vies superflues, anonymes, sans sépulture, comme les Noirs capturés pendant l'ère de l'esclavage et dont les familles restaient sans nouvelles.» La question que la nièce de Jacques Vergès, célèbre avocat et militant anticolonialiste, pose est : «Dans quel monde voulons-nous vivre ?» Cinquante ans après que les peuples africains eurent obtenu leur indépendance, le contient noir est encore enferré et ses populations peuples passent, dixit Vergès, par «la machine à asservir». «Le processus de décolonisation est loin d'être terminé», soutient-elle. L'adoption d'une politique libérale, l'accès difficile à l'éducation, la lutte contre la famine, la puissance des fonds d'investissement, des banques et des multinationales posent, d'après elle, des questions pressantes. Elle fait remarquer que les zones de famine sont celles dans lesquelles il y avait le plus de traites négrières. «L'impact se produit plusieurs siècles plus tard», souligne Françoise Vergès. Et de s'interroger : «Comment se fait-il que malgré tous les progrès scientifiques réalisés des populations n'arrivent pas à accéder à l'eau ?» Cela serait le résultat, à l'en croire, d'un système qui, au nom du «droit à la consommation», dépossède les faibles considérés comme des vies «jetables» ou «superflues». L'économie centrée sur la production marchande, ce qu'elle nomme «la main invisible et bienveillante du marché» est, d'après Françoise Vergès, à l'origine de ce déséquilibre. «La population européenne s'est habitée à avoir le sucre, le café, le tabac à bon marché, c'est ce qui a cassé la solidarité entre le Nord et le Sud, explique-t-elle. Aujourd'hui encore, l'on réclame le droit à avoir des t-shirts ou des I- Pad à bon prix, la servilité continue.» C'est ce qui encourage, d'après elle, la division entre le consommateur et le producteur : d'un côté, les Blancs, libres, et de l'autre, les Noirs, asservis. L'esclavage, aboli en 1848, connaîtra, selon Françoise Vergès, plusieurs formes au fil des siècles. «Le code de l'indigénat était le petit frère du code noir». Aujourd'hui, il s'est mué, selon les dires de la conférencière, en une économie de pillage et de prédation, s'appuyant sur une main-d'œuvre précaire nécessaire au capitalisme. «L'humain a été transformé en une forme de capital. Les personnes les plus faibles, les plus vulnérables sont les victimes de ce système. On ne les voit pas, leur souffrance reste dans l'ombre», affirme Françoise Vergès, pour qui les progrès en matière de lois n'ont pas mis fin à la «marchandisation du vivant». «La Méditerranée, le désert du Sahara représentent aujourd'hui le cimetière des personnes jetables et superflues», constate-t-elle. Et d'enchaîner : «Aujourd'hui, c'est le vocabulaire économique qui prime : primauté de l'individu, primauté du consommateur, primauté de la marchandise…» Cette pensée «racialisée» a contaminé, d'après son analyse, les classes ouvrières et les femmes. «On manipule les pauvres contre les pauvres, d'où la montée de la xénophobie en Europe. Là aussi, l'on fabrique des personnes jetables», explique-t-elle. Plus que jamais, plaide la nièce du célèbre avocat, il est important de s'intéresser aux échanges Sud-Sud et de faire apparaître les icônes du tiers-monde, qui ont aidé à penser notre temps. Dans cette guerre-là, le rôle de l'Afrique est immense. «Le monde est difficile, lance Françoise Vergès, l'adversaire a trouvé de nouvelles armes, à nous de trouver les bonnes réponses.»