Le téléphone mobile est-il la plus grande invention «sociale» du siècle ? A une certaine époque, le fait que quelqu'un parle tout seul en marchant était assimilable à un comportement de déséquilibre mental. Dans les transports publics, les salles d'attente, les administrations et au cœur des cours de récréation, les journaux papier ont été remplacés au pied levé par ces petits écrans aux multiples fonctions qui captent l'intérêt des jeunes et des moins jeunes. De la taille d'un talkie-walkie au début, les téléphones portables ont vite fait dans la minceur et la finesse, dotés d'un écran large et à l'offre diversifiée. Avec l'engouement qui a suivi cette invention, des enjeux économiques énormes ont investi le marché mondial. Très vite, financiers et chercheurs de la silicon valley ont compris l'intérêt que représentait cette population d'usagers de tous âges. Aujourd'hui, les chiffres estimés des téléphones portables en circulation avoisinent les 5,5 milliards d'unités dans le monde. Dans notre pays, les propriétaires de cellulaire se comptent par millions. Si, au début, il a eu un usage limité, c'est-à-dire appeler et recevoir rapidement des communications, de nos jours les innovations numériques innombrables ont changé la réalité des choses : intrusion d'une multitude d'applications et émergence tonitruante des réseaux sociaux avec leurs corollaires en son stéréo et en image haute définition. Les statistiques de 2015 montraient que 16 millions d'Algériens étaient abonnés aux trois opérateurs (20 millions de portables en circulation) et un chiffre approchant d'usagers connectés à Facebook et autres. Les ventes de smartphones se portent bien, surtout parmi les jeunes très friands des dernières nouveautés. C'est cette catégorie de population qui use et abuse de téléphonie mobile, à telle enseigne qu'elle est devenue une véritable addiction. «Si j'oublie ou si je perds mon smartphone, je deviens dingue. Toute ma vie est confinée à l'intérieur», nous dit un jeune banlieusard, qui estime son temps passé au téléphone à quatre à cinq heures par jour environ. Les usagers se connectent considérablement aux réseaux sociaux. Les accros à Facebook ont fait un bond en avant depuis 2014 et pas uniquement parmi les jeunes. Un quinquagénaire ne fait pas dans la dentelle pour nous expliquer que «ce que les routes, les autoroutes et le rail ont échoué à faire en Algérie, c'est-à-dire rapprocher les populations et combler le fossé des distances dans un aussi grand pays, les TIC ont réussi à générer cette interaction générationnelle et produire une communication de tous les instants». Il est clair que l'émergence de la téléphonie mobile a été utile, particulièrement pour le maillage des populations rurales isolées et dont l'investissement en téléphonie domestique est très coûteux à l'Etat. Les parents très partagés Les parents s'inquiètent beaucoup de ce que leurs enfants soient devenus à tel point accros «qu'ils passent à côté de l'essentiel, c'est-à-dire les études». Une mère de famille s'exprime : «Au début, nous avions doté nos enfants chacun d'un téléphone et apprécions le fait que l'on pouvait les joindre ou être à leur écoute en tout lieu et à tout moment. Mais c'était compter sans la multitude et la rapidité des applications injectées par les opérateurs qui captent vivement et de façon accrue l'intérêt et la concentration de nos enfants.» Un autre parent, devant les mauvaises notes scolaires enregistrées par son rejeton, a décidé de lui confisquer pour le restant de l'année son smatphone. Sur le conseil d'un ami psychologue, il a été obligé de le lui restituer, l'adolescent frôlant la dépression nerveuse… L'entretien du coût des abonnements est aussi un casse-tête pour les parents obligés de répondre aux besoins financiers de leurs enfants. «Tout leur argent de poche passe dans l'achat d'unités (flexy) et lorsque le crédit s'assèche, ils vous sollicitent avec insistance. Ils nous renvoient presque quelque part à l'image de drogués en manque…», nous a déclaré un fonctionnaire affecté par l'addiction de ses deux adolescents à leur smartphone au détriment d'activités «plus utiles». A quoi peuvent correspondre ces heures de consommation auditive de ces jeunes des deux sexes, les oreilles perpétuellement incrustées de deux écouteurs audio. «J'écoute de la musique en continu et j'ai même pris l'habitude de dormir avec. Sans ça, le sommeil ne vient pas», nous dit ce jeune homme de 26 ans qui travaille à plein temps dans une pizzeria. Un autre nous lance sans retenue : «Si vous voyez un jeune, en soirée ou la nuit, dans un endroit reculé, accroché à son téléphone, soyez sûr qu'il parle à sa dulcinée ou a une fille qu'il a connue au détour d'un numéro composé au hasard et qu'il ne verra peut-être jamais. Et souvent, c'est beaucoup plus les filles qui jouent à ce jeu.» Ainsi, les connaissances se font et se défont au gré d'appels quasi anonymes mais assidus. Ils n'auront d'autre finalité que d'allonger considérablement la facture du téléphone, au grand bonheur des trois opérateurs que sont Mobilis, Nedjma et djezzy qui ne manquent pas d'engranger des dividendes importants, dont une partie filera à l'étranger en devises (on parle de deux milliards de dollars par an). Les causeurs prolixes, bonheur des opérateurs Selon l'avis de certains citoyens de l'ancienne génération, de la parlote qui coûte non seulement cher à tous les causeurs prolixes, mais également aux réserves en devises de l'Etat. Pour cette dernière remarque, l'usager est libre après tout de s'exprimer et de communiquer tant qu'il le désire puisque la seule nuisance qu'il génère touche son porte-monnaie. Un jeune homme très accroché à son phone explique que l'attitude qui le concerne est un acte sentimental qu'il assume affectueusement. «Je suis très attaché à une amie. Je ne pense pas que ce soit de l'addiction que de l'appeler toutes les demi-heures. J'ai besoin de savoir où elle est, ce qu'elle fait. Je l'accompagne jusqu'à son sommeil et je l'appelle dès le matin. Si, pendant une heure je n'ai pas de nouvelles, c'est vrai que je deviens malade. Et appelez ça comme vous voulez», assène-t-il. Il est vrai que la nomophobie est une addiction beaucoup moins grave que le tabac, la drogue ou l'alcool qui, eux, nuisent directement à la santé. Une dernière anecdote pour vous rapporter l'histoire vécue par ce médecin, gastro-entérologue connu des hauteurs d'Alger. En soulevant le sujet au détour d'une consultation, il m'a raconté ce qui suit : «J'ai reçu, il y a quelque temps, un patient pour une coloscopie sans anesthésie. Au cours de l'examen, son téléphone sonne dans la poche de sa veste accrochée au porte-manteau. Je sens le patient un peu déstabilisé, déconcentré. Et savez-vous ce qu'il fait ? Il ouvre la bouche pour me demander de lui passer son téléphone…».