L'anthropologue Abderrrahmane Moussaoui apporte de nouveaux éclairages sur la violence en Algérie. Le chercheur au Cnrs et ancien professeur à l'université d'Oran signe un livre magistral De la violence en Algérie, Actes Sud en donnant de nouvelles grilles de lecture du conflit algérien. Le titre de votre livre est énigmatique. De la violence en Algérie, les lois du chaos. Le chaos obéit-il donc à des lois ? En parlant de chaos et de lois du chaos, je fais allusion à la théorie du chaos développée en physique théorique pour décrire des « systèmes complexes » comme les liquides et les gaz formés de plusieurs petits systèmes ayant un très grand nombre de degrés de liberté internes et propres (atomes, molécules). Ce qui rend leur dynamique si complexe qu'elle nous paraît désordonnée et chaotique. Comment se légitime le passage à la violence armée dans ce cas ? Cette question résume toute l'économie de mon livre. J'ai tenté d'expliquer que la violence n'est pas toujours une action débridée. Elle procède de logiques qui la légitiment aux yeux de ceux qui s'y adonnent. Avant de passer à l'acte, il faut au préalable adhérer au « centre actif » qui transforme l'acte de violence en un acte nécessaire et salvateur. La violence serait-elle un corollaire de l'Islam, ou pour être plus direct, l'islam est-il violent ? Tout mon travail consiste précisément à montrer que la violence est un acte à la fois fondateur et destructeur dans la vie des groupes. Elle ne dépend pas d'une instance religieuse mais celle-ci peut servir de moyen pour la légitimer ou pour la dénoncer. L'islam comme toute autre religion peut servir de ressource politique dans un sens comme dans un autre. Quelles sont les origines de l'islam politique en Algérie ? L'islam a côtoyé le politique en Algérie depuis toujours si j'ose dire. Rappelez-vous que l'emir Abdelkader, grand homme politique et résistant de la première heure, tirait une partie de sa légitimité et de son charisme de son statut religieux. Le djihad, notion d'abord religieuse, a été mobilisé au service du mouvement de décolonisation au point que nos combattants s'appellent des moudjahidine (et non de muhâribîn ou muqâtilîn). L'organe même de l'Etat s'appelle El Moudjahid. Ceux qui sont morts dans la guerre sont considérés comme des shuhadâ, notion également religieuse. Le mouvement réformiste en Algérie a joué un rôle non négligeable dans la mobilisation politique avant et pendant la guerre de libération. Il continuera à jouer un rôle important après l'indépendance. Autrement dit, ce que vous appelez l'islam politique n'est pas né avec l'islamisme. Ce dernier en est une configuration particulière dans un contexte donné. Selon vous, l'islam politique (les islamistes) a-t-il un bel avenir devant lui en Algérie et dans les pays musulmans en général ou, au contraire, a-t-il mangé son pain blanc ? Mon rôle n'étant pas de jouer au devin, mais si vous tenez compte de ce que j'ai dit plus haut et ce que j'ai écrit, vous déduirez de vous-même que l'islam continuera à jouir d'un statut particulier. Constatons que l'islamisation des mœurs est une réalité aujourd'hui patente dans les grandes villes algériennes. Tout discours social ou politique se doit de tenir compte de cette « esthétique de la réception ». Comment analysez-vous la réaction enflammée de « la rue musulmane » aux caricatures du prophète ? C'est une réaction qui se comprend. L'islam comme identité apparaît aujourd'hui comme le seul patrimoine propre aux musulmans qui s'en réclament dans un monde qui les a (estiment-ils) dépossédés de tout. S'attaquer à la symbolique de cette identité, c'est les menacer dans leur propre existence même après les avoir humiliés politiquement et économiquement. Débordant de votre livre, comment est perçu, selon vous, « le musulman » en France ou en Occident ? Cela dépend par qui et où. En occident, en général, et en France, en particulier, l'islam et le musulman sont rentrés dans le paysage. Ils ont leurs mosquées, leurs cimetières, même si cela ne se passe pas sans problème. Avant, l'émigré musulman vivait, comme disait Kateb Yacine, « les valises à la main » ; aujourd'hui, il se pose. Les problèmes liés à l'islam sont quelque part le signe même de son intégration. Avant, le musulman était là mais invisible, aujourd'hui, il revendique de plus en plus sa part de visibilité. J'ajouterai que le musulman ici en France, par exemple, se décline d'abord culturellement. Un Comorien, un Marocain, un Algérien, un Pakistanais ou un Sénégalais, tous musulmans, ne sont pas tous perçus de la même façon par les mêmes personnes.