Bogota. Il est 17h, mais les passants ne flânent pas dans les rues. Ils s'arrêtent parfois pour acheter une cigarette à un vendeur de rue et rentrent chez eux. Dans une heure, il fera nuit. Chacun presse le pas lorsque passent des soldats. En patrouille. La Colombie est en guerre depuis quarante ans. Les incessants combats entre l'armée gouvernementale et la guérilla empêchent le pays de surmonter une pauvreté chronique. En octobre 2002, l'armée avait établi un cordon de sécurité autour des quartiers riches de Medellin, la capitale économique située à environ 400 km au nord de Bogota. Les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) tentaient d'investir la ville en menant une guérilla de rue, qui, jusque-là, était confinée aux quartiers déshérités. Un mois plus tard, les FARC se retiraient repoussées par l'armée gouvernementale. Depuis, la guérilla, forte de 17 000 hommes, renforce ses positions dans les campagnes. Cette situation lui est d'autant plus favorable qu'elle finance, selon des experts, sa lutte par la culture et l'exportation de cocaïne et d'héroïne. Les routes d'exportation de la drogue sont, semble-t-il, celles utilisées pour les importations d'armes. Repliée loin des zones urbaines, la guérilla a abandonné sa stratégie de conquête du pouvoir central, selon l'universitaire Camilo Echandia. Zones protégées Ses multiples « fronts » contrôlent de larges zones rurales. Ils s'établissent en autant de pouvoirs locaux et font régner la loi martiale. Protégés des incursions de l'armée, ils contrôlent le trafic de stupéfiants. Et ils complètent leurs finances par des enlèvements, pour lesquels ils exigent de fortes rançons. Ce retrait de la guérilla dans les campagnes a ouvert les quartiers pauvres péri-urbains à l'influence des groupes paramilitaires. Unifiés sous le sigle AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), ces groupes d'extrême droite ont, pour but, d'annihiler les mouvements de guérilla. Ces paramilitaires sont responsables en Colombie de la majorité des massacres de civils, affirment les observateurs internationaux. Or il y a un an, le président Alvaro Uribe Velez a entamé avec eux des négociations. Certains groupes, à condition d'être amnistiés de tous leurs crimes commis sous la bannière AUC, acceptent de déposer les armes. Les ONG des droits de l'homme s'arrachent les cheveux... Les villes, particulièrement Bogota, la capitale, demeurent cependant des zones protégées. Toute en longueur, encadrée par les montagnes, la capitale est traversée par des avenues qui se coupent en angle droit, un peu à l'américaine. Le sud de la ville est dévolu aux pauvres tandis que le nord est réservé aux quartiers résidentiels huppés. Plus on pénètre dans le sud de la ville, plus les impôts, le prix de l'eau et de l'électricité sont bas. Afin de rééquilibrer ces moindres coûts, les habitants qui vivent dans le Nord paient de lourdes factures. Equitable en théorie, ce système a progressivement rejeté les plus pauvres toujours plus au Sud ; protégeant ainsi les quartiers aisés de toute « intrusion ». Candelaria Le quartier historique du centre de Bogota, la Candelaria, est calme et la majorité des universités y est rassemblée. En se promenant dans la journée, on se mêle à la foule bruyante des étudiants. Les étalages colorés des innombrables vendeurs de rue attirent le regard : des cigarettes, des chips, des bonbons... Regard attiré aussi par le passage incessant de militaires armés, tous très jeunes. L'armée recrute dans les campagnes et le taux d'analphabétisme parmi les soldats dépasse les 60%. Le thème de police de proximité, si cher aux Européens, ne signifie pas grand-chose pour les Colombiens. Les soldats enfilent simplement un brassard « Policia » et se contentent de parcourir lentement les rues. On les évite sagement... Ici, mieux vaut être méfiant. Le palais présidentiel, le Sénat et le palais de justice sont situés également dans le centre de la capitale. C'est donc le point autour duquel gravitent un grand nombre d'hommes politiques en costume. Des Lincoln Navigators rutilantes, du même modèle que celui qu'utilise l'Administration américaine à Washington, stationnent sans se soucier de la circulation. Le contraste est flagrant entre le luxe du palais présidentiel et les quartiers pauvres qui l'entourent. Car non loin de là, le quartier en ruine du Cartucho concentre tous les « recycleurs » de Bogota. Ils sont 80 000 à vivre du recyclage des ordures de la capitale. Or, début 2003, le gouvernement colombien a octroyé à des entreprises privées le droit d'exploiter les déchets de la ville. Privant ainsi 80 000 personnes de toute ressource. Escobar Bogota a beaucoup souffert de la violence au cours des deux dernières décennies. Dans les années 1980, le palais de justice a été pris en otage par un mouvement de guérilla puis libéré par les tanks de l'armée. Les attentats orchestrés, au début des années 1990, par le célèbre narcotrafiquant Pablo Escobar ont ensanglanté la ville. Elle a désormais une triste réputation... Mais, en dépit de sa forte criminalité, la capitale demeure une ville pleine de vie. Récemment, la Candelaria a bénéficié d'un éclairage public. Une mesure efficace contre les agressions, qui permet aux habitants de Bogota de profiter des charmes nocturnes de leur vieux quartier. Un grand nombre de bars est apparu ainsi que de petits restaurants. Riche de nombreux théâtres, le quartier historique attire une foule de curieux même s'il est rare de croiser des étrangers. Bogota n'est pas vraiment une destination touristique de premier plan. Afin de rendre le centre de la ville « salubre » et de faire disparaître le commerce informel, la mairie essaie de chasser les revendeurs de rue et les mendiants. Elle emploie souvent la manière forte. Il est 19h, un camion bâché circule dans le centre de Bogota. Le mot « policia » circule vite parmi les petits marchands et les cireurs de chaussures. Chacun range en vitesse son étalage et déguerpit. Deux militaires sautent de l'arrière du camion et rattrape le fuyard qui tente de leur échapper. Capturé, les soldats lui assènent un ou deux coups de matraque pour calmer toute velléité de se sauver. Puis ils jettent le prisonnier au fond du camion, où il va s'entasser avec d'autres vendeurs et mendiants. Ils sont alors éconduits à l'extérieur de la capitale... en attendant qu'ils retournent y gagner de quoi survivre. Face à cela, le marché noir des émeraudes a lieu en pleine rue. A la vue de tous, vendeurs et acheteurs se retrouvent sur les places de la ville. Les acheteurs reconnaissent les vendeurs à leur manière de s'habiller : les manteaux ou les vestes tombent souvent de leurs épaules. Les policiers laissent faire : les intérêts sont autres, les bénéficiaires aussi.... Au Sud de Bogota vivent les desplazados, les déplacés. Ces Colombiens ont été obligés de quitter leur région d'origine sous la menace des groupes armés ou tout simplement parce qu'ils sont venus chercher un emploi dans la capitale. Ciudad Bolivar est cette immense zone désorganisée qui s'accroche sur les contreforts instables des montagnes. Le sol, sec et friable, se ravine lorsqu'il pleut. Et des pans de montagnes s'écroulent, entraînant parfois les fragiles maisons construites dessus. De petits bus, qui gravissent les chemins de terre battue, font la navette entre le centre de Bogota et le Sud. Lorsqu'il pleut, le chemin devient impraticable. Ici, les habitants vivent de petits boulots. La majorité d'entre eux gagne moins d'un dollar par jour. Difficile de payer un loyer et de nourrir une famille. Alors, certains tentent leur chance plus au Nord. Les concierges d'immeubles travaillent 24h d'affilée et cumulent deux emplois. Si l'on compte bien, cela ne leur donne qu'une nuit sur deux pour se reposer. En contrebas de Cazuca, dans le quartier le plus pauvre, l'eau n'arrive dans les maisons qu'une fois tous les quinze jours... pendant une heure. Cazuca La violence larvée n'arrange pas les choses. Des conflits entre voisins éclatent et se règlent la nuit tombée. Le « piètre » confort de vie n'incite pas à faire des concessions et chacun s'accroche légitimement ce qu'il possède. Il y a quatre ans, une initiative a vu le jour dans la municipalité de Cazuca. Perché sur une colline, un Centre de conciliation tente d'aider les habitants à résoudre « les conflits communautaires ». Des médiateurs bénévoles incitent les habitants à venir y exposer leur litige. Les deux personnes en conflit sont ensuite invitées à venir parler avec le médiateur : un locataire menacé d'être chassé par son propriétaire parce que le loyer n'est plus payé depuis 2 mois ; une épouse qui accuse son mari de la battre ; une « pension alimentaire » que le père refuse de payer à son ex-femme ; une simple dispute entre voisins qui dégénère après des mois de tension. Tous les cas sont abordés. L'accord qui met fin au conflit a la valeur juridique. Les médiateurs, pour la plupart, sont issus du quartier et deviennent des repères pour les habitants. Ils deviennent alors des leaders communautaires dont la présence permet de stabiliser le quartier. Le centre de Cazuca est une belle expérience qui fonctionne et porte des fruits sur le long terme. Le gouvernement, occupé à combattre les deux mouvements les FARC et l'Armée de libération nationale (ELN), ne consacre pas suffisamment de moyens pour lutter contre la pauvreté. 70% des Colombiens gagnent moins de 2 dollars par jour. L'élite politique au pouvoir reste convaincue que l'armée peut vaincre la guérilla. Et le gouvernement attend d'être en position de force pour négocier avec les rebelles. A Bogota, les étudiants traversent les rues sans plus voir les militaires en faction. Les voitures évitent savamment les bouches d'égouts béantes : les plaques sont volées la nuit pour être revendues et fondues. Les vendeurs de rue proposent avec un éternel sourire des cigarettes à l'unité ou des chips. A Bogota, la vie continue. Avec ses hauts. Et ses bas.