Izza Bouzekri, veuve de Abane Ramdane, puis du colonel Dehilès, est décédée hier à Alger à l'âge de 89 ans. Elle fut actrice et témoin de premier plan d'événements qui ont marqué la guerre de Libération. Deux jours avant son décès, une équipe d'El Watan s'était déplacée chez elle pour recueillir ses témoignages. Un des acteurs et témoin d'événements majeurs survenus lors de guerre de Libération nationale vient de s'en aller. Izza Bouzekri, qui a partagé durant quelques mois la vie du géant Abane Ramdane, avant d'épouser, en 1959, un autre grand dirigeant de la Révolution, le Colonel Slimane Dehilès, est décédée. Elle est partie comme elle a vécu : dans la discrétion. Elle avait 89 ans. Deux jours avant son décès, la rédaction d'El Watan l'avait rencontrée chez sa fille. Récit. «Vous êtes un monument !» C'est sur cette phrase dithyrambique que Omar Belhouchet, plein d'émotion, et votre serviteur quittions, ce lundi 15 mai, celle qui portait le titre de «veuve» à deux reprises. Veuve Abane, ou veuve Dehilès ? Les deux noms reviennent dans toutes ses discussions et celles de ses invités. C'était le cas ce jour-là, lorsque nous décidions de recueillir le témoignage de cette grande dame qui, en plus d'avoir partagé la vie de ces deux monuments de la Révolution algérienne, fut une militante acharnée du Mouvement national, puis, une fois la guerre d'indépendance déclarée, du combat libérateur. Fatiguée, Izza Bouzekri n'a pas été loquace. Aimable, affable et malgré le poids de l'âge et de la maladie, elle a gardé, jusqu'à la dernière minute, une mémoire intacte. La fébrilité de son corps, écrasé par le poids des années et les affres des souffrances, n'a pas fait oublier à la grande dame des anecdotes vécues ou partagées avec des hommes et femmes illustres qui ont marqué l'histoire de ce pays. Elle se rappelle, avec amertume, des années de terrorisme et s'émerveille devant l'engagement et le combat des journalistes. Elle raconte, non sans humour et un sourire en coin, le jour où Abane l'a trouvée réveillée «le corps couvert de puces». C'est dire que l'appartement où elle vivait et travaillait dans la clandestinité n'était «pas propre». La maison est située dans le quartier européen d'Alger. De Abane Ramdane, qu'elle «voyait rarement», car «il travaillait beaucoup», elle garde l'image d'un homme «austère» mais qui «partage avec les autres». Et contrairement aux idées reçues, l'architecte du Congrès de la Soummam n'était pas «autoritaire». Bien au contraire. «Il se pliait à la majorité», tranche la veuve, qui parle sereinement, calmement mais d'une voix sûre. Même lorsque sa fille qu'elle a eue avec le Colonel Dehilès, présente lors de l'entrevue, lui demande quel mari était Abane, la dame répond, sans amertume : «C'était un grand homme. Evidemment qu'on ne pouvait pas être d'accord sur tout, mais il écoutait, partageait et ne cherchait jamais à avoir le dernier mot.» Une vie de combattante Plus en profondeur, la moudjahida raconte que des hommes comme Abane, Ben m'hidi, Benkhedda, Ouamrane et son dernier mari, Slimane Dehilès qu'elle appelle par pudeur «Le Colonel», «ne se trouvent pas partout». Elle se souvient que lorsqu'elle se maria avec Abane, il souffrait d'un ulcère. Mais, «il refusait d'améliorer son alimentation, parce qu'il estimait que c'était l'argent des Algériens», se souvient-elle. Puis, c'était encore pour des raisons budgétaires que le chef historique avait tergiversé à ramener sa famille, une fois poussé à l'exil à Tunis. De ses années de clandestinité, vécues aux côtés de Abane, mais également de Ben m'hidi, Benkhedda et d'autres, c'est dans une maison clandestine qu'elle tapait et ronéotypait des tracts du FLN et d'autres documents. Elle se souvient du jour où sa compagne de combat, l'autre secrétaire du CCE (Comité de coordination et d'exécution), s'était faite arrêter par l'armée coloniale. «Je suis venue voir Nassima Hablal pour qui je ramenais des documents. Je trouve le quartier bouclé. Pour faire diversion, j'ai dit à sa mère que je suis venue les inviter à une fête de mariage !» Rires. «Ah, la pauvre Nassima», soupire Izza Bouzekri qui se rappelle de cette dame morte il y a quelques années. Ces témoignages sont parfois entrecoupés par des silences. C'est le signe que notre illustre hôte est fatiguée. «Mais tu auras d'autres occasions de raconter», plaisante sa fille. «Ah, pour le peu qui me reste à vivre», répond, taquine, la vieille maman qui déclenche des rires mêlés à un peu de mélancolie. Nous nous disions au fond de nous-mêmes que cela pouvait être une prémonition. Devant l'état de santé de la vieille combattante, nous avons décidé de la laisser se reposer avec la promesse de la revoir pour arracher un maximum de témoignages. Mais le sort en a décidé autrement. Car, si elle a décidé d'observer la stricte discrétion durant les 50 ans d'indépendance, Izza Bouzekri traîne derrière elle une riche vie de militante. Cette native de La Casbah en 1928 a tété à la mamelle du militantisme dans les années 1940. Elle fréquente les cours d'arabe dispensés alors par l'illustre Tayeb El Oqbi. Elle se souvient avec émotion des chants patriotiques qu'elle entonnait avec ses camarades. Elle nous «psalmodie» un morceau de Min djibalina. Dès le déclenchement de la guerre, celle qui épousera Abane Ramdane en 1956 fait tout pour intégrer le FLN. Un rêve exaucé. Elle a dactylographié l'essentiel des documents du CCE dans un minuscule appartement de la capitale. Avec Nassima Hablal, elle classait méticuleusement une bonne partie de la documentation qui a servi au Congrès de la Soummam. Ses mains avaient également dactylographié les premiers numéros du journal El Moudjahid. Izza Bouzekri, pour qui le ministère des Moudjahidine a rendu hommage, sera inhumée, aujourd'hui au cimetière El Alia.