A Aït Zellal, dans la commune de Soumaa (Tizi Ouzou), des agriculteurs se battent depuis plus d'un siècle contre la confiscation de leurs terres. Un combat mené d'abord, par leurs aïeux avec la France coloniale, puis par la nouvelle génération avec l'administration algérienne. Deux époques, même combat. C'est l'histoire que nous allons vous raconter dans ce reportage. «L'administration coloniale a tenté, il y plus d'un siècle, d'exproprier les terres agricoles de nos aïeux, mais la justice de l'époque a fini par trancher en leur faveur. Aujourd'hui, c'est l'administration de l'Algérie indépendante pour laquelle ils se sont battus qui veut les spolier, injustement et contre toute attente, pour implanter une prétendue zone industrielle», s'emporte Akli Bousnadji, l'un des 132 héritiers et ayants droit d'un terrain agricole de 350 hectares que la wilaya de Tizi Ouzou veut absolument accaparer dans la commune de Souamaa. Vers l'entrée de l'autoroute menant à Aït Zellal, plus grand village de Souamaa avec ses 8000 habitants, ce sont les champs de blé, à perte de vue, qui vous accueillent. C'est ici que se trouvent les 350 hectares de ce terrain agricole en litige que la wilaya dit avoir exproprié pour l'implantation d'une zone industrielle. Paradoxalement, le projet a été initié par l'ex-wali de Tizi Ouzou, Abdelkader Bouazgui, l'actuel ministre de l'Agriculture fraîchement installé par le tout nouveau Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune. C'est lui qui voulait faire de ce pandore agricole une zone industrielle qui donnera, en plus, sur Oued Sebaou ! C'est ici, au lieu dit Tala Ali, ex-douar Beni Bouchaïb du temps de la France coloniale, que se trouvent ces terres qui accumulent, à elles seules, plus d'un siècle de conflit. Appartenant majoritairement à des agriculteurs dont la plupart ont été moudjahid ou tombés au champ d'honneur, ces terres avaient fait l'objet d'expropriation en 1885 par l'administration française. Les propriétaires n'ont trouvé de solution à l'époque que de déléguer le chef du âarch, qu'on appelait Lamine, et porter l'affaire en justice. En 1894, cette dernière donne raison aux agriculteurs qui récupèrent le sol après près de dix ans de combat. Aujourd'hui, se sont les héritiers et les ayants droit qui continuent à perpétuer la culture de la terre. Sur cette terre bénite, plusieurs de ces personnes sont nés ici. Le lac y est toujours avec quelques maisons habitées par des agriculteurs, cernés par Oued Sebaou, témoin de la souffrance de ces humbles gens qui continuent à subir les affres de l'administration.
Wilaya La wilaya dit les avoir expropriés en se basant sur le Sénatus-consulte, un document datant de 1885 qui retrace l'existence du litige entre l'administration coloniale et les autochtones. Rencontré dans son bureau, le conservateur d'Azazga affirme, lui aussi, qu'effectivement «la décision d'exploration a été faite sur la base de ce Sénatus-consulte», sans autant donné des détails sur la question. Sauf qu'il y a eu verdict dans cette affaire et l'administration coloniale avait donné gain de cause aux propriétaires. Ce document gardé minutieusement par une vieille du village a été remis pourtant aux différents services de la wilaya de Tizi Ouzou dont les domaines et la conservation foncière d'Azazga. Mais l'administration ne l'entend pas de cette oreille et tient absolument à récupérer cette assiette importante sise à quelques pas de l'autoroute Tizi Ouzou-Azazga. Dès lors, les propriétaires et les ayants droit se sont organisés en association baptisée l'association des propriétaires terriens de Tala-Ali qui a pour objectif de défendre ces derniers auprès de la wilaya. Akli Bousnadji est son président. C'est avec lui que nous nous sommes rendu sur place pour voir de plus près l'étendue de ces terres. Pendant que nous visitions ces champs de blé ensoleillés, un homme, quittant son ancienne ferme pas loin, les épaules soulevés comme un tigre voulant protéger sa progéniture d'un danger imminent, se met à hurler : «Qu'est ce que vous faites ici ? Qui êtes vous ?», s'interroge-t-il. Dda Akli intervient et répond : «Ne me reconnaissiez-vous pas ? Je suis Akli, le président de l'association des propriétaires. Je suis là pour vous défendre et protéger vos terres.» L'homme à l'allure du guerrier ne déguerpit pas. «Bien sûr que je vous connais. Mais qui sont ces gens là ? Les autres !», insiste-t-il. «Ce sont des journalistes venus réaliser un reportage sur notre combat face à l'injustice de la wilaya», explique Dda Akli. L'homme s'est avéré un héritier d'une parcelle qu'il continue à cultiver et à en prendre soin depuis la mort de son père, ancien Moudjahid. Ce dernier au visage crispé, change de couleur, baisse ses épaules et lance un léger sourire de bienveillance avant de relancer sa colère sur la wilaya. «Mon père est propriétaire de cette terre. C'est ici que je suis né avec mes frères et soeurs et c'est ici qu'il accueillait les révolutionnaires du temps de la Guerre de Libération nationale. Il l'a toujours travaillé et c'est ce que je continue à faire depuis sa mort», confie-t-il. Quand il s'agit de défendre sa terre, rien ne semble arrêter cet agriculteur enragé. «La wilaya veut nous voler. Elle a décidé, à notre insu, d'offrir nos terres gratuitement aux investisseurs. Le pire est qu'elle dit qu'elles appartenaient à la France coloniale et donc, à l'Etat algérien après l'Indépendance, chose qui nous bouleverse. Nous pensions que nous allons être rétablis dans nos droits après l'Indépendance et qu'on ne soit pas à nouveau en litige pour un bien qui nous revient de droit. Nous n'avons pas combattu les colons pour en avoir d'autres. Qu'ils pensent ce qu'ils veulent, je casserai le dos de toute personne qui s'approcherait de ma propriété», prévient-il.
Drapeau Ici, à Aït Zellal, tout le monde appelle M. Bousenadji par Dda Akli. Ancien boxeur qui a fait le tour des rings du monde, notamment ceux d'Allemagne, il décide en 1986 de quitter sa ville, Alger, pour s'installer dans son village où il a ouvert une école de boxe tout en continuant à défendre les intérêts d'Aït Zellal. Mais depuis quelques années, c'est cette histoire de terres agricoles qui le préoccupe. «Si la wilaya a choisi au début nos terres de Tala-Ali, c'est parce qu'elle a été mal conseillée. Celui qui lui a proposé Tala-Ali ignorait l'existence du verdict prononcé en notre faveur par la justice française. Maintenant, la wilaya refuse de faire marche arrière, car elle dit les avoir expropriées, comme l'affirment ses responsables», explique Dda Akli. Nous nous sommes déplacés au chef-lieu du village. A l'entrée, des fresques d'écrivains, d'artistes engagés et de personnes glorieuses dont Matoub Lounes, Mouloud Mammeri, Feraoun ou Ferhat Mhenni illuminent le centre de l'agglomération. Les nouveaux emblèmes kabyles flottent sur la montée pas loin du bureau du comité de village où nous avons rencontré son secrétaire général, Mouloud Saada. «L'administration se réfère au Sénatus-consulte, mais surtout au recensement de la révolution agraire de Boumediène en 1972. Quand les représentants de l'administration sont venus, ils nous ont trouvé sur place et aucune de nos terres n'a été prise, car ces derniers ont jugé qu'elles nous appartiennent», se défend Mouloud Saada. Comme preuve, ce dernier nous montre, pour exemple, la fiche de déclaration de l'une des propriétaires, Djouza Djaoudi, dont le terrain, d'une superficie d'un hectare, a été enregistré en son nom le 22 mars 1972. «De plus, l'Etat a restitué tous les terrains à partir des années 1990. Que veut la wilaya exactement ? Nous confisquer nos terres par abus de pouvoir ?», dénonce-t-il. Ces terrains ne cessent d'engendrer de problèmes aux villageois. Akli Bousnadji affirme qu'entre 2010 et 2013, plusieurs propriétaires ont pu obtenir des actes de possession et bénéficié de projets d'habitat rural sur ces terrains. Par conséquent, il ne comprend pas «comment ces derniers ont pu les avoir sur des lots que la wilaya dit avoir expropriés ?». «Il doit y avoir une arnaque. Je ne comprends pas ce que veut faire exactement la wilaya. Car depuis 2013, elle refuse toute délivrance de nouveaux actes», s'indigne-t-il. Dda Akli se rappelle de la première rencontre qu'ils ont organisée en 2014 avec l'ancien wali de Tizi Ouzou, Brahim Merad, qui a succédé à Bouazgui. Selon Dda Akli, en 2015, Merad a même reconnu «l'appartenance des ces terres aux agriculteurs». Mais depuis, la politique de ce dernier a changé. A la veille de la visite d'Abdelmalek Sellal à Tizi Ouzou, le 29 mai dernier 2016, Merad, qui a invité les membres de l'association pour négociation, a envoyé en parallèle des rétrochargeurs accompagnés de la Gendarmerie afin de commencer le terrassement.
Gendarmerie L'objectif était, selon Dda Akli, de dire à Sellal que le projet tient encore la route. «Tous les jeunes du village sont descendus pour faire barrage à la Gendarmerie et empêcher que le matériel de la wilaya soit débarqué. Heureusement que nous sommes arrivés à temps. Nous avons évité le pire. Et au final, Sellal n'est même pas passé par là», se rappelle Dda Akli. «Si ces terrains relèvent des domaines comme ils le prétendent, pourquoi les services de la wilaya les ont alors cadastrés en 2010 ?», s'interroge-t-il. Effectivement, à la direction des domaines, le directeur Saïd Laskar évoque tantôt la révolution agraire, tantôt le fait que les terres furent cadastrées en 2010. «Les agriculteurs ne possèdent aucun jugement définitif ?», assure-t-il. «Le Sénatus-consulte en question n'a pas été modifié. Il se peut que le jugement n'a pas été définitif ou peut-être, il n'a pas été tout simplement appliqué», suppose Saïd Laskar. Si les déclarations du directeur des domaines de la wilaya de Tizi Ouzou tiennent la route, il n'a toutefois pas présenté de document étayant ses dires contrairement aux propriétaires qui ont présenté et le Sénatus-consulte et le jugement de la justice coloniale ainsi que des correspondances entre l'association et l'administration locale. De plus, comment retrouver des documents qui datent de plus d'un siècle ? «Si nous n'avions pas présenté le jugement de 1894, il nous dira que nous n'avons aucune preuve, que nous avons eu gain de cause auprès de la justice française. C'est malheureux de voir comment fonctionne l'administration de nos jours. C'est terrible même», se désole Dda Akli. De plus, même dans le cas où le jugement n'était pas définitif, ces derniers ont tout de même un document qui ne contredit pas leurs propos. La wilaya reconnaît ce document sur lequel elle s'est basée dans sa décision d'expropriation. N'est-elle pas elle qui doit rétablir ces citoyens dans leur droit et leur rendre définitivement leurs terrains notamment après l'Indépendance ? Tant de questions auxquelles nous n'avons pas de réponse. «Il y a eu un arrêté sur la révolution agraire et des assemblées de wilaya et de commune. Pourquoi ces agriculteurs ne se sont pas opposés ?», s'interroge le directeur des domaines. Les agriculteurs, eux, assurent ignorer «les dates et l'existence même de ses assemblées et arrêté». Saïd Laskar assure que les terrains en question «ont été cadastrés en 2010 et que la décision est définitive». Pour lui, il n'y a aucun doute, «c'est pour des histoires d'indemnité que les agriculteurs veulent bloquer le projet de la zone industrielle».
Justice Dans cette zone industrielle, plusieurs projets sont annoncés dans l'avenir, notamment celui de l'implantation d'une usine de production de boissons gazeuses d'une marque étrangère. Dda Akli est connu pour être quelqu'un qui favorise la production nationale et l'investissement local. «Il faut d'abord qu'ils nous rendent nos terres et c'est à nous de décider de leur avenir. Certains peuvent les céder, d'autres non. Me concernant, même si je cède, ce ne sera pas pour des multinationales ou des investisseurs étrangers. Pourquoi pas pour Hamoud Boualam, Rebrab ou d'autres investisseurs algériens», s'enthousiasme-t-il. Et de revendiquer : «Nous demandons des domaines, la main levée sur nos terres. Nous revendiquons aussi nos livrets fonciers. Qu'ils sachent que cette zone industrielle, ne se fera pas sur des terres agricoles. Au lieu de nous pourrir la vie avec ce projet, pourquoi l'Etat ne construit pas un barrage d'eau sur Oued Sebaou afin de faire bénéficié les agriculteurs de la région de ses eaux. Ainsi, ils encourageront l'agriculture qui est aussi un domaine d'investissement.» Devant l'absence de solution entre une administration qui pense détenir la propriété et des agriculteurs qui tiennent à leurs terres et qui assurent qu'ils ne céderont jamais, le directeur des domaines «se demande pourquoi ces derniers n'ont-ils pas recouru à la justice ?» Dda Akli dit refuser cette option, car il ne comprend pas «pourquoi doit-il aller à la justice pour un bien qui lui appartient !». Le conseiller des agriculteurs, Me Amar Zaidi, est de leur avis et s'explique : «Pour commencer, tous les jugements qui ont été prononcés pendant la colonisation font foi. Les services de la wilaya ne peuvent cadastrer ces terrains, car ils n'ont engagé aucune enquête pour établir l'origine des terres. Quant à la direction des domaines, elle veut pousser ces agriculteurs à la poursuivre en justice pour avoir gratuitement ces terrains.» Et d'ajouter : «Pourquoi ce n'est pas l'Etat qui les poursuit en justice puisqu'elle dit que ce projet de zone industrielle est d'utilité publique ? Tout simplement, parce que ces agriculteurs, propriétaires et ayants droit ont un jugement. Si l'Etat était en position de force en termes de documents, il aurait réalisé ce projet. La solution est de rendre la terre à ses propriétaires ou de négocier une indemnisation avec eux. Mais une indemnisation à la juste valeur de leurs biens.»