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«La non-réactivité de Rabat transforme la contestation du Rif en crise identitaire» Merouan Mekouar. spécialiste du Maghreb et enseignant à l'université de York (Canada)
Le 28 octobre 2016, le poissonnier rifain Mohcine Fikri était arrêté pour une supposée vente illégale de poisson et mourait tragiquement, broyé dans un camion à ordures alors qu'il tentait de s'opposer à la destruction de sa marchandise. La scène avait choqué et indigné tout le Maroc. Il s'en était suivi une vague de solidarité nationale. La population n'a pas arrêté depuis de protester contre l'injustice et la marginalisation du Rif. Le mouvement de contestation pacifique, Hirak Errif, dont le leader Nasser Zefzafi est actuellement emprisonné, porte les demandes de la population de cette région qui se trouve être l'une des plus pauvres du Maroc. Merouan Mekouar, enseignant en sciences sociales à l'université de York au Canada, avertit des dangers d'un éventuel pourrissement de la situation dans le Rif. Spécialiste du Maghreb, Merouan Mekouar est l'auteur de Protestations et mobilisations des masses : collapsus autoritaires et changements politiques en Afrique du Nord, édité à Routledge en 2016. - Sept mois après la mort de Mohcine Fikri, le mouvement Hirak ne faiblit pas malgré l'engagement des autorités marocaines à prendre en charge les revendications de la population. Pourquoi, selon vous ? Le mouvement Hirak n'a pas faibli pour plusieurs raisons. Il y a le mépris affiché par les autorités qui n'ont toujours pas présenté de feuille de route pour répondre aux demandes des manifestants. Ces derniers se sentent stigmatisés par les autorités qui nient le côté social des demandes et accusent les manifestants (à tort) d'être financés et/ou manipulés par des intérêts extérieurs. Le silence du roi, qui ne s'est toujours pas officiellement exprimé sur la question, contribue également à nourrir cette impression de mépris ressentie par les habitants de la région. - Les manifestants brandissent à chacune de leurs sorties des portraits de Abdelkrim Al Khattabi, le fondateur de la République du Rif. La crise que vit la région est-elle identitaire, sociale ou les deux à la fois ? Que veut exactement la population du Rif ? La crise est d'abord sociale, mais la non-réactivité des autorités est en train de la transformer en crise identitaire. Durant les 15 dernières années, le régime marocain a largement délégitimisé les institutions politiques nationales et/ou coopté les principales personnalités politiques qui auraient pu présenter un discours national et inclusif. Ce faisant, le régime a laissé le champ vide à des «entrepreneurs ethniques» qui utilisent la carte identitaire pour se différencier des personnalités politiques traditionnelles perçues comme étant illégitimes. Le leader officieux du Hirak, Nasser Zefzafi est une excellente illustration de cette logique. Zefzafi est un ancien videur sans expérience politique. Ses discours ont souvent eu des relents identitaires qui l'ont mis en porte-à-faux avec d'autres groupes d'opposition en dehors du Rif qui auraient pu soutenir ses revendications sociales. - Certains comptes rendus de presse accusent les islamistes d'être derrière la contestation du Rif. Pensez-vous que cela soit vrai ou est-ce seulement une tentative de diabolisation du Hirak ? Les islamistes ne sont en aucun cas derrière le Hirak. Si la manifestation du 11 juin à Rabat a bien vu la présence de gros contingents de sympathisants de Al Adl Wal Ihsane (mouvement islamique non reconnu par les autorités), ceux-ci sont essentiellement dans une optique de soutien symbolique. Le PJD, parti islamique au pouvoir, a quant à lui une position quasi-identique à celle du ministère de l'Intérieur, même si cela ne veut pas dire que les membres du parti partagent tous la même opinion. Abdelilah Benkirane, ancien Premier ministre et personnalité publique relativement indépendante, a fait quelques gestes symboliques en accueillant les parents de Zefzafi et en critiquant la gestion de la crise par le gouvernement. Il pourrait être amené à jouer un rôle dans le dénouement de la crise, si les conseillers du roi le lui permettent. - Dimanche 11 juin, plus de 10 000 personnes (c'est le chiffre avancé officiellement) ont battu le pavé à Rabat en soutien à la population d'Al Hoceïma. Vous attendiez-vous à une telle mobilisation ? Comment l'interprétez-vous ? La manifestation du 11 juin (10 000 personnes pour les autorités, mais certainement autour de 50 000 en réalité) reflète les mêmes logiques d'opposition qui dominent au Maroc depuis 2011. Les participants étaient principalement des membres de Al Adl Wal Ihsane avec une minorité de sympathisants de l'extrême gauche et quelques membres de la classe moyenne. Du point de vue du régime, la manifestation ne signale rien de nouveau puisqu'il s'agit toujours des mêmes groupes d'opposants traditionnels. Le régime s'inquiétera le jour où de nouveaux groupes sociaux se joindront à ce noyau. - Les autorités marocaines affichent depuis quelques jours une volonté de reprendre les choses en main par la force. Les leaders du Hirak ont été arrêtés et les manifestations à Al Hoceïma sont réprimées. Du moins, les heurts entre forces de l'ordre et manifestants sont de plus en plus fréquents… Cela ne risque-t-il pas d'aggraver la situation ? Aujourd'hui, la réaction des autorités a été généralement prudente (ce qui est en ligne avec la stratégie adoptée durant les grandes manifestations de 2011). Bien qu'il y ait eu quelques dérapages, notamment à Imzouren, les autorités évitent généralement d'antagoniser les manifestants afin de ne pas créer une logique d'escalade dans une région où les solidarités familiales sont très fortes. A ma connaissance, les autorités n'ont pas utilisé d'armes à feu ou de balles en caoutchouc (même si elles ont utilisé des bombes lacrymogènes dans certains cas). - La contestation d'Al Hoceïma peut-elle faire tache d'huile, sachant que d'autres régions du Maroc vivent les mêmes problèmes que ceux du Rif ? Même si les demandes sociales et économiques présentées par le Hirak sont partagées par une grande partie de la population, la connotation identitaire des manifestations rifaines (où seuls les drapeaux amazighs ou ceux de la République du Rif sont portés par les manifestants) décourage largement la participation d'opposants non rifains. Les manifestations du Rif rappellent d'ailleurs celles de 2001 en Algérie qui n'ont pas fait tache d'huile à l'échelle nationale en partie pour des raisons similaires.