Ex-magistrat et syndicaliste, Abdellah Haboul, spécialiste en droit public, participe fréquemment au débat national sur les frontières entre le droit et la politique. Dans cet entretien, il fait une lecture des textes juridiques qui définissent le rôle de l'ANP et son rapport au politique depuis l'indépendance. L'éditorial du dernier numéro d'El Djeich a rejeté l'appel de la classe politique pour la destitution du président de la République et rappelé que l'ANP est «attachée à ses missions constitutionnelles». En tant que juriste, pensez-vous que ces missions sont en contradiction avec la demande d'une partie de la classe politique ? Pour répondre à ce questionnement, il est indispensable d'examiner la place de l'armée dans la Loi fondamentale algérienne depuis l'indépendance. Sachez premièrement que la Constitution de 2016 a consacré un seul article à l'armée, à savoir l'article 28 qui stipule que «La consolidation et le développement du potentiel de défense de la nation s'organisent autour de l'Armée nationale populaire. L'Armée nationale populaire a pour mission permanente la sauvegarde de l'indépendance nationale et la défense de la souveraineté nationale. Elle est chargée d'assurer la défense de l'unité et de l'intégrité territoriale du pays, ainsi que la protection de son espace terrestre, de son espace aérien et des différentes zones de son domaine maritime». Donc, sur les 218 articles de la Constituons algérienne, un seul article est consacré à l'armée. Cet article est identique à l'article 25 de la Constitution de 1996 et à l'article 24 de celle de 1989 qui, rappelons-le, avait introduit l'Algérie dans le pluralisme politique. Première observation juridique : la position de l'armée dans la loi fondamentale a toujours été dans le titre I, celui relatif aux «principes généraux régissant la société algérienne», précisément dans le chapitre consacré à l'Etat, ce qui implique que l'armée est considérée comme une constituante de l'Etat. Ce point est très important si l'on admet que l'armée est généralement catégorisée dans le pouvoir exécutif, soit une composante de l'Exécutif, et non pas de l'Etat et des principes qui régissent la société algérienne. S'agit-il ici d'une erreur délibérée de la part du législateur ? C'est fait exprès pour donner à l'armée une position au-dessus des pouvoirs. Une attitude que reproduit par exemple Gaïd Salah, qui est ministre, mais qui n'est jamais descendu dans l'hémicycle avec le gouvernement dont il a fait partie depuis 2013. C'est là où devrait commencer le débat sur la position de l'armée vis-à-vis du politique. Cette position est venue après 1989, avant c'était autre chose. Ces attributions constitutionnelles n'ont pas empêché l'armée de jouer un rôle essentiel dans la démission de Chadli Bendjedid et la suspension du processus électoral, la direction du pays à travers la gestion de la période de transition sous couvert du Haut-Comité d'Etat, et ensuite de nous ramener un militaire (Liamine Zeroual, ndlr) à la tête de l'Etat avant de le forcer à la démission et le remplacer par Bouteflika. J'en déduis que se dissimuler derrière ces «missions constitutionnelles» n'est pas un argument valable. D'après vous, quel serait le contre-argument juridique ? On doit interroger l'histoire. Et d'abord les Algériens doivent connaître la composante de l'armée au lendemain de l'indépendance : il y avait les officiers et les soldats de l'intérieur, l'armée des frontières et aussi les officiers déserteurs de l'armée française. Tous étaient sous le commandement de l'état-major dirigé par Houari Boumediène. Celui-là même qui, à la tête de l'armée des frontières, avait renversé le gouvernement provisoire légitime et s'était emparé du pouvoir par la violence. Et par la suite, il a imposé un Président et un parti unique. A ce moment de l'histoire de l'Algérie, l'armée s'était octroyé le droit d'exercer la politique en l'encadrant juridiquement. C'est écrit dans l'article 08 de la Constitution de 1963 qui stipule que : «L'armée populaire et nationale, fidèle aux traditions pour la lutte de Libération nationale, est au service du peuple et aux ordres du gouvernement ; elle assure la défense du territoire national et pratique et participe aux activités politiques». Ainsi, ils se sont arrogé le droit de faire de la politique dans le cadre de la Constitution. Mieux, cet article figure dans les principes fondamentaux, ce qui signifie que déjà à l'époque l'armée ne se considérait par comme un pouvoir au même titre que le gouvernement ou de la justice, mais bien au-dessus. Notons aussi que le ministre de la Défense à cette époque était un militaire. L'armée continuera à exercer dans le champ politique en renversant en 1965 le président civil Ahmed Ben bella, remplacé par le colonel Boumediène. Il y a ici un texte de loi qui a été à mon sens négligé par les gens du droit, et qui revêt une importance capitale. Il s'agit du texte fondateur du gouvernement de juillet 1965. Cette ordonnance n°182 du 10 juillet 1965 portant constitution du gouvernement et rédigée par le Conseil de la Révolution stipulait dans ses considérants que «le Conseil de la Révolution est le dépositaire de l'autorité souveraine». Pour moi, c'est une affirmation très dangereuse par laquelle l'armée avait confisqué toute la souveraineté dans les faits et par la loi. Et c'est par ce texte que Boumediène, et donc l'armée, a gouverné jusqu'à la Constitution de 1976. Dans ce texte aussi, la position hégémonique de l'armée ne changera pas puisqu'on la retrouve dans les principes fondamentaux d'organisation de la société algérienne. Tout un chapitre sur l'armée inséré dans le titre premier dans l'article 82. Le rôle politique est également confirmé et règlementé puisque l'armée participe à «l'édification du socialisme», et les commandants de l'armée étaient membres des instances dirigeantes du parti au pouvoir, le FLN. Mais le commandement actuel ne cesse de réaffirmer le retrait de l'ANP de la politique... D'abord, je dois rappeler que même avec les Constitutions de l'ère du pluralisme politique, la position «supérieure» de l'armée n'a pas changé. Si les intentions de l'armée de se retirer de la politique sont sincères, sa position dans la Constitution devrait être définie dans le titre II consacré à l'organisation des pouvoirs. Elle deviendra ainsi l'une des composantes de l'Exécutif, sous l'autorité du gouvernement. Secundo, le fait que Gaïd Salah cumule les postes de chef d'état-major et vice-ministre de la Défense, n'est-ce pas de la politique ? Il s'agit du plus haut grade de l'institution militaire, et ici j'en viens au statut du personnel militaire. Dans l'ordonnance de février 2006 portant statut général du personnel militaire, l'article 29 interdit au militaire l'adhésion à un parti politique ou la pratique politique sous n'importe quelle forme. N'est-ce pas que le poste de ministre est un poste civil, gouvernemental et éminemment politique ? Un juge ne peut pas cumuler les fonctions de président de la Cour suprême et ministre de la Justice. Cette ligne de séparation s'applique aussi fermement entre le politique et le militaire. C'est une interdiction qui touche le simple soldat comme le plus haut gradé. Et la violation de cette interdiction est considérée comme une faute grave passible de sanctions administratives et même pénales. J'ajouterai ce détail éloquent : dans ses déplacements militaires, Gaïd Salah s'habille en militaire, alors que lors des Conseils des ministres il est en civil, et cela veut tout dire, du point de vue juridique en tout cas. Y a-t-il des différences dans les attributions et les missions entre le vice-ministre de la défense et son ancêtre, le ministre délégué auprès du ministre de la défense ? Pas du tout. L'intitulé a changé, mais le contenu est le même. Le décret présidentiel de 2005 portant missions et attributions du ministre délégué auprès du ministre de la Défense nationale, modifié en 2012, définissant ses attributions, a été copié-collé en 2013 pour produire le décret présidentiel portant missions et attributions du vice-ministre de la Défense. Pourquoi ? Parce que s'ils avaient gardé la même dénomination, la couleuvre du cumul aurait été trop grosse. Ils ont usé d'un artifice pour masquer le scandale. Ministre, c'est lourd, c'est politique, alors que le titre de vice-ministre sonne moins fort et passe moins difficilement. Bouteflika a violé la loi en chargeant Gaïd Salah du poste de vice-ministre, et ce dernier a aussi violé la loi en acceptant. Quel est l'objectif ? A quel dessein ? Quel est le secret de ce cumul justement ? Comment l'interpréter ? Avez-vous remarqué que quand il est tombé malade et qu'il a été admis au Val-de-grâce, Bouteflika a reçu la visite de son Premier ministre et… le chef d'état-major. Pourquoi ce n'est pas Guenaïzia qui lui rend cette visite ? Pourquoi c'est le chef d'état-major qui se déplace et… en tenue civile ? Nous savons tous ce qui est arrivé dès le retour en Algérie de Bouteflika : Guenaïzia a été démis de ses fonctions et le poste est remplacé par celui de vice-ministre de la Défense auquel sera nommé Gaïd Salah. Il y a eu un deal au Val-de-Grâce et Gaïd Salah a été récompensé par cette double fonction en contrepartie de l'alignement de l'armée dans le but de neutraliser les adversaires du 4e mandat. Si ça ce n'est pas faire de la politique ! Est-ce à dire que Bouteflika a mis l'armée dans sa poche ? C'est la hiérarchie militaire qui a accepté le quatrième mandat. Regardons l'âge des officiers supérieurs. Tous ont passé l'âge admis, à commencer par le chef d'état-major. En face, nous avons des officiers qui ont été forcés à la retraite dans leur jeune âge. Ceci a été préparé aussi par une loi datant de 2006 qui limite l'âge de service. Ça explique le secret de ce commandement d'âge avancé qui n'existait pas du temps de Chadli et de Zeroual… La réponse est juridique. L'article 21 du statut du personnel militaire de 2006, et je souligne qu'il s'agit d'une ordonnance présidentielle, stipule qu'«en temps de paix, nul ne peut servir au-delà de la limite d'âge de son grade. Toutefois, une dérogation d'âge peut être accordée par le président de la République aux officiers généraux et supérieurs occupants de hautes fonctions de la hiérarchie militaire». En plus, les rédacteurs de cet article ont sciemment ignoré le ministre de la Défense dont dépendent ces officiers généraux, leur tutelle ! Il y a une ruse dans la formulation de cet article qui ne peut être interprété que dans une optique politique visant à neutraliser l'armée, avec complicité de l'intérieur. Une sorte de sélection politique du commandement de l'armée, excluant la jeune génération «inconnue» au profit d'une vieille garde «acquise». Peut-on conclure qu'une intervention de l'armée pour la destitution du Président ne serait pas une violation des lois ? L'armée est la force politique n° 1 depuis qu'elle a renversé le GPRA et jusqu'en 1999 quand elle a imposé Bouteflika (le moins mauvais avait déclaré le général Mohamed Lamari). Elle a arrêté le temps en 1962 et nous a imposé le parti unique ; elle a suspendu le processus électoral et fait les présidents, son intervention aujourd'hui devient un devoir. Elle est responsable de tous les choix politiques, économiques et sociaux depuis l'été 1962 et les problèmes qui en ont découlé. L'armée est appelée à corriger cette situation dont elle est responsable. Elle doit redresser et assainir le pays pour son salut, et ensuite garantir un projet de transition pour refonder l'Etat démocratique et social conformément aux idéaux du 1er Novembre. Ces appels sont justifiés et légitimes sur les plans politique et moral, et sur le plan du droit aussi parce que c'est du devoir de l'armée de défendre la souveraineté nationale. Nous sommes en situation de vacance du pouvoir et de dislocation du pays, ce qui constitue sans le moindre doute une menace sur la souveraineté nationale.