- Le ministre des Finances vient d'annoncer que le ciblage des subventions devrait commencer à prendre effet d'ici deux ans, avec la mise en place d'un fichier national à cet effet. Cette échéance est-elle réaliste ? Avant de parler d'échéance, il faut savoir de quoi on parle sur le fond. Est-ce qu'on parle d'un fichier de ciblage des plus nécessiteux, et selon quels critères ? D'un ciblage des ménages dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil, relatif ou absolu ? Selon les derniers chiffres officiels datant de 2011, 5,5% de la population algérienne serait en dessous du seuil de pauvreté — soit autour de 2 millions de personnes. Mais la Banque mondiale évaluait récemment à 10% la population supplémentaire susceptible de retomber dans la pauvreté — soit 4 millions de personnes supplémentaires — en cas de prolongement ou d'aggravation de la crise. On arrive donc à 15% de la population, soit 6 millions de personnes. Maintenant, si on ajoute à cela les classes moyennes, on est sur des ordres de grandeur totalement différents. Selon une enquête de l'ONS datant de 2010, 80% des ménages algériens consacraient — et consacrent sans doute toujours — près de 50% de leurs dépenses à l'alimentation et près de 20% au logement, soit un plancher incompressible de 70% des dépenses totales, le transport et les communications ne représentant que 6% à 7% des dépenses. La question du ciblage est donc loin d'être simple, les ménages algériens dépendant pour une très large majorité d'entre eux des subventions. En réalité, il faut surtout identifier les 20% à 30% des ménages les plus aisés, et qui profitent de manière disproportionnée de ces subventions. - Le gouvernement est-il en mesure d'asseoir un ciblage équitable des subventions, compte tenu du poids de l'informel en Algérie ? La question se pose en effet. Selon la même enquête de l'ONS citée plus haut, 45% de l'emploi total non agricole étaient dans l'informel en 2011. Si ce ratio n'a pas changé, cela représente actuellement près de 4,7 millions de travailleurs, et presque autant de ménages, compte tenu du faible taux de travail des femmes (16,5% contre 67% pour les hommes). On ne connaît donc pas les revenus de près de la moitié des ménages. Ce qui ne permet pas de mener une politique de transferts monétaires ciblés décidée et mise en œuvre de manière centralisée. Or, la question de l'économie informelle est très complexe et ne pourra être résolue en quelques années, d'autant que la hausse de la pression fiscale exigée par le redressement des comptes publics risque de faire basculer un certain nombre d'entreprises dans la sphère informelle. Il faut donc emprunter d'autres voies pour réaliser le ciblage des subventions. - L'action sociale de l'Etat qui pèse pour près d'un quart de son budget est-elle viable à court et moyen termes au vu du contexte actuel d'assèchement des ressources publiques ? La réponse est, bien entendu, négative. Mais la question des subventions est multidimensionnelle. Une bonne partie des subventions n'est pas comptabilisée au budget. Il s'agit des subventions implicites liées à l'énergie et à l'eau (carburants, électricité, gaz de ville, eau) qui pourraient représenter autant que l'ensemble des transferts sociaux inscrits au budget. Au total, l'ensemble des subventions implicites et explicites pourraient représenter 20% à 25% du PIB, dont la moitié serait liée à l'énergie. C'est énorme. Et cela est d'autant moins viable que ces subventions sont inéquitables — profitant autant sinon plus aux 30% des ménages les plus aisés qu'aux 70% restants — et qu'elles sont en partie détournées de leur objet à travers divers mécanismes. Est-ce normal de subventionner le sucre et la farine utilisés pour fabriquer des pâtisseries ? Sachant que cette farine est en grande partie issue de céréales importées. De même, dans le secteur du lait, les subventions profitent plus aux importateurs de la poudre de lait et aux transformateurs qu'aux producteurs locaux. De manière plus fondamentale, les subventions à l'énergie accélèrent l'extinction des réserves en hydrocarbures, car au rythme actuel de croissance de la consommation domestique, l'Algérie n'exportera plus de pétrole ni de gaz d'ici 15 à 20 ans. Cela empêche aussi de développer les énergies renouvelables qui peinent à concurrencer des énergies fossiles à un prix maintenu artificiellement bas. Enfin, cela crée des rentes de situation pour des industries énergivores et fortement émettrices en carbone. Pour toutes ces raisons, il faut réduire drastiquement les subventions implicites et rationaliser les subventions explicites en en faisant des leviers de transformation de l'économie et de transition énergétique, et non de recyclage de la rente des hydrocarbures selon une approche populiste et clientéliste. - Le gouvernement est-il réellement à même de concilier entre ses objectifs de stabilité politique et sociale et la nécessité d'un ciblage du système public des subventions ? On peut concilier les deux, à condition de bien expliquer ce que l'on cherche à faire et à engager un dialogue avec l'ensemble de la société civile sur cette question épineuse. Il ne s'agit pas uniquement d'appliquer de ci de là quelques ajustements cosmétiques pour renflouer le budget et donner le change au FMI et à la Banque mondiale. Il s'agit, à travers cette question des subventions, d'élaborer et de proposer un nouveau pacte économique et social aux Algériens. Cela passe aussi par une relance de la diversification économique et de la création d'emploi dans les secteurs productifs, seules à même d'élever de manière durable les revenus des Algériens et de couper le cordon ombilical avec la rente, et avec sa redistribution sous forme de politiques sociales tous azimuts. L'élection présidentielle de 2019 pourrait être l'occasion de mettre ce sujet au cœur des débats, et d'envisager une refondation de l'économie sur de nouvelles bases. Il y a un consensus sur la nécessité des réformes, mais il faut inscrire ces réformes dans une vision globale qui manque aujourd'hui cruellement, aussi bien au sein de la majorité que de l'opposition.