Gontran Dessagnes a été l'initiateur de la première classe de musique arabo-andalouse au conservatoire d'Alger. Comment en est-il arrivé à cette réalisation ? Il faut revenir à la venue de mon père en Algérie. Il était pianiste concertiste et chef d'orchestre. En 1929, il avait 25 ans, il a été engagé par Radio Alger pour une tournée de 3 mois à l'occasion du Centenaire. Tombé amoureux de ce pays, au lieu de trois mois, il restera 35 ans ! D'abord professeur de piano et conférencier à la Société des beaux-arts d'Alger, il avait plus de 200 élèves qui venaient profiter des cours de ce représentant du piano français. Mon père pratique aussi sa passion de la photographie. Il va dans différentes régions et l'on a même des photos des touaregs avec leurs instruments. Le territoire et les musiques d'Algérie le fascinaient. Il a toujours pensé que l'âme d'un pays se trouve dans les musiques populaires. Etant asthmatique, il n'est pas mobilisé durant la deuxième guerre mondiale. Il fait des conférences d'histoire de la musique où il explique sa vision. Après la guerre, il écrit beaucoup dans la presse en tant que critique musical et avertit sur le risque de perdre la musique arabo-andalouse et appelle à organiser sa transmission. Pour la première classe d'andalou au conservatoire, il fait appel notamment aux Frères Fakhardji. En plus de la transmission traditionnelle, il introduit la notation musicale et les méthodes de pédagogie moderne. Dessagnes a été aussi pionnier en ouvrant la première classe de guitare avant les conservatoires de France. Pour revenir à l'andalou, on appelait cela les classes de musique musulmane et mon père avait préparé une série d'exercice de solfège musulman pour permettre aux élèves de lire, d'écrire et transcrire. Le conservatoire d'Alger était un vrai laboratoire d'innovation. Il prônait l'enseignement libre et gratuit. Les cursus étaient ouverts et beaucoup d'élèves ont étudié la musique andalouse et la musique classique occidentale en même temps. Cette cohabitation est pionnière et reste rare même aujourd'hui. Et les formations classique et andalouse se partageaient la scène en concert… En 1951, il était toujours chef d'orchestre à la radio, il a eu l'idée de monter une Société des concerts du Conservatoire d'Alger. C'était un acte très fort car en plus de l'orchestre symphonique (tout le gotha de la musique classique passait par Alger), il y avait aussi une section de musique arabo andalouse avec des maîtres du genre sous la direction d'Ahmed Serri. Dans la tournée de 1961, les deux formations étaient au programme. En cours de déclamation on trouvait aussi de grands noms comme Momo Brahimi qui a été élève puis professeur au Conservatoire. Dans l'orchestre de musique arabo-andalouse on trouvait les frères Bahar, Alice Fitoussi, Mohamed Mazouni, Boudjemaa Ferguene, Youcef Khoudja, Abdelkrim Mehamsadji… Une formation pionnière. Cette ouverture était un acte artistiquement engagé en son temps. Mon père pensait que les arts étaient au-dessus des conflits et des différences. Un idéal qui ne lui a pas toujours réussi surtout après 1964 et son retour en France. Par contre, quand je vois la vitalité actuelle des associations d'andalou en Algérie, je me dis qu'il y a eu heureusement une continuité dans la pédagogie. Sur le plan pédagogique, comment s'est organisée l'introduction de la musique arabo-andalouse au conservatoire ? L'apprentissage restait oral mais on avait en plus des cours de solfège. On le voit bien dans les exercices de solfège que mon père a écrit. On y trouve au début des airs simples comme Au clair de la lune et puis très rapidement l'élève passe aux transcriptions de musique arabo-andalouse. Avec la musique, le rythme et les paroles. Gontran Dessagnes a été très influencé par le travail de Bela Bartok, Salvador Daniel ou Christianovich. Il voulait ajouter le solfège comme un outil supplémentaire sans trahir la transmission traditionnelle. Il a également été le premier à ouvrir un studio d'enregistrement au conservatoire en 1958. Avant le conservatoire de Paris, on avait à Alger un studio avec du matériel de pointe de l'époque (très peu après l'invention du magnétophone). Etant un homme de radio, il connaissait l'importance de l'enregistrement pour conserver la musique (ses propres œuvres et puis la musique arabo-andalouse) mais aussi pour apprendre aux élèves à s'écouter pour évoluer. Gontran Dessagnes a également orchestré et dirigé l'hymne national algérien. Racontez-nous cela… Cela est très peu connu et le nom de mon père a complétement disparu de l'histoire de Qassaman. A la demande des autorités de l'époque, notamment le président Ben Bella, l'hymne national algérien a été harmonisé et orchestré par Gontran Dessagnes. Cette version a disparu mais nous en avons le manuscrit ainsi que des articles de presse et photos qui rapportent son interprétation. C'était en 1963 à Alger, lors d'un match de football de l'équipe nationale algérienne contre la Hongrie. L'interprétation de l'hymne national s'est faite avec un orchestre d'enseignants et quelques élèves capables d'interpréter cette version orchestrale. La partition devait être envoyée aux différentes ambassades algériennes mais cela ne s'est pas fait. Je ne sais pas pourquoi. En ouverture du match mon père avait aussi fait jouer des sonneries de trompettes tirées de son opéra Arroudj Barberousse. Il faut dire aussi que le conservatoire d'Alger accueillait en ce temps, 160 soldats de l'ANP dans l'optique de monter l'orchestre militaire. Comme compositeur Gontran Dessagnes a également produit des œuvres pionnières, notamment pour la guitare. Pouvez-vous nous en parlez ? Il s'est mis à la composition sur le tard, en 1948 à l'âge de 44 ans. L'œuvre est courte, dense et essentiellement concentrée en Algérie. Il écrivait principalement pour son orchestre symphonique. Ce qui est fondamental c'est l'intervention de Fernand Fernandez Lavie, passionné de guitare et professeur au conservatoire, qui avait invité le célèbre duo formé par Alexandre Lagoya et Ida Presti pour des master class à Alger (1954 et 1960). Quand dessagnes a commencé à écrire pour l'orchestre et le piano, son écriture était comparable à la musique française, dans le genre de Jacques Ibert. Avec la guitare, son écriture évolue. Il écrit diverses pièces pour guitare seule et duo en dialogue avec Lagoya et Presti. Cela aboutit à la création en 1956 à Paris, salle Gaveau, du premier concerto pour deux guitares et orchestres de l'histoire de la musique. Un des aspects importants qui se retrouve dans toutes ses œuvres est la présence d'éléments de la musique algérienne. Il a écrit également une Fantaisie pour la même formation et puis l'Apocalypse qui a réuni toutes les chorales d'Alger et l'ambitieux opéra Aroudj Barberousse qui n'a jamais été monté car trop cher. Il n'y a pas d'orientalisme du tout dans cet œuvre. Les deux cultures se mixent dans l'histoire, la langue (le chœur des galériens chante en arabe) et la musique. Certaines œuvres, comme la Fantaisie créée en Algérie en 1959, ont tourné dans le monde avec le duo Lagoya-Presti. Après, malheureusement mon père est parti d'Algérie en 1964 et Ida Presti est morte tragiquement en 1967, les œuvres n'ont pas pu être montés en France et mon père est mort en 1978. Ce qui explique aussi mon action pour faire revivre l'œuvre.
Justement que préparez-vous pour 2018 ? Ce sera les quarante ans de son décès. Je prépare le programme avec ma compagnie le Contrepoint des sphères créée en 2015. Nous avons réfléchi à montrer ce qui est le plus typique sans trahir l'œuvre faute de moyen. J'ai travaillé moi-même en tant que compositrice à adapter les œuvres orchestrales pour deux guitares. Nous sommes en négociation avec un grand guitariste. Le duo interprétera également les pièces d'essais pour guitare et puis une transcription de la dernière œuvre écrite par Dessagnes. Une pièce pour piano qu'il m'avait dédiée et qui s'appelle Arioso. J'ai trouvé dernièrement que la main droite vient d'un chant du 18ème siècle sur la poésie Ya el wacham. Ce programme sera donc joué en France et je l'espère, en Algérie aussi.