Directrice du journal indépendant El Fadjr, femme courage, démocrate, Mme Hadda Hazem est en grève de la faim depuis hier. Elle le dit tout haut, elle ne réclame aucun avantage financier ni aucune faveur des pouvoirs publics pour sauver son journal. Le combat qu'elle mène depuis longtemps, et dont le point d'orgue est la grève de la faim, est la dénonciation de la gestion de la publicité institutionnelle – qui transite par l'ANEP – par le pouvoir politique. Nous disons bien pouvoir politique, car c'est à son niveau que se décide «la répartition» de la publicité émanant des entreprises et des organismes publics et cela depuis le milieu des années 1990 par le biais de textes officiels. Le critère est d'une effroyable simplicité : aucune publicité institutionnelle n'est versée aux médias étiquetés «anti-pouvoir», ceux soupçonnés de sympathie avec l'opposition ou tout simplement ne relayant pas suffisamment le discours officiel. Une officine au plus haut niveau du pouvoir dirige cette opération – le DRS y a joué un rôle actif un temps, un colonel chargé de cette tâche – opération qui s'est sophistiquée par son élargissement au secteur privé. Il a été signifié à ce dernier la même chose qu'à l'ANEP : éviter de diriger sa publicité vers les médias critiques, le prédécesseur de l'actuel ministre de la Communication l'a dit publiquement et un grand nombre de sociétés et d'organismes privés, y compris étrangers, ont exécuté l'injonction qui signifie, ils l'ont compris, représailles, par le fisc notamment. Le journal El Fadjr est dans le lot des journaux diabolisés qui, depuis des décennies, comprend le quotidien El Watan suivi par El Khabar, Liberté et d'autres journaux moins connus, et de ce fait encore plus fragiles. Pour y échapper, les médias développent généralement de l'autocensure, mais quelques-uns – heureusement, une poignée – versent carrément dans l'apologie du pouvoir. Certains responsables de journaux ont bâti des empires financiers sans construire des entreprises de presse, la plupart étaient des personnalités proches du sommet du pouvoir ou évoluant à sa périphérie. Depuis peu, les autorités ont élargi leur surveillance à la presse électronique. Les représailles qui ont touché TSA (partiellement bloqué) sont un lourd signal aux autres sites, déjà fragilisés par leur statut juridique précaire, à l'image des chaînes de télévisions privée. Avec l'affaire de KBC (El Khabar), celles-ci savent ce qui les attend dans la diffusion de leur contenu politique. La manipulation de la publicité par les dirigeants leur épargne tout risque et elle rapporte gros : elle permet de contrôler la presse sans recourir aux poursuites judiciaires, à l'emprisonnement de journalistes et à la fermeture de médias, procédés tous très risqués, bien qu'ils existent encore. Arme de choix du pouvoir, le chantage économique fragilise la presse qui, d'année en année, voit ses rangs se rétrécir. Le journal Le Matin en a été une victime emblématique, suivi de nombre de titres anonymes avec leur lot de journalistes réduits au chômage. Le souhait, ou l'intention, des autorités est de ne laisser que deux ou trois titres de presse écrite, comme aux temps du parti unique, un petit lot de télés privées sous allégeance et quelques sites électroniques aux ordres. Cela a déjà été dit, comme c'est dit aujourd'hui, par la bouche du nouveau ministre de la Communication, que la loi sur la publicité n'est pas à l'ordre du jour, ce qui permettra de poursuivre la gestion actuelle au moins jusqu'à l'élection présidentielle de 2019. Les médias ne doivent ni gêner le système ni l'empêcher de se pérenniser, c'est la ligne de conduite stratégique en haut lieu contre laquelle la communauté journalistique ne peut pas grand-chose. Et si certains organes de presse résistent, c'est qu'au fil des années, ils ont conquis un allié précieux, leur lectorat : il leur assure de la crédibilité nationale et internationale, celle qui fait peur aux censeurs, comme il leur procure les moyens de survie, bien que très précaires. Aux côtés des lecteurs, il y a également le soutien non négligeable de la société civile, consciente du rôle des médias dans la construction démocratique. Si la grève de la faim de Mme Hadda Hazem arrive ne serait-ce qu'à secouer quelques consciences, ce serait une large victoire pour son journal et pour la presse libre.