Par le professeur Farouk Mohammed-Brahim Ex-chef de cervice CHUO Au moment où la réforme du système de santé est de plus en plus évoquée, et à la veille du débat à l'APN sur le projet de la loi sanitaire, cette épineuse question se doit d'être posée, non seulement par le pouvoir politique et les professionnels de santé, mais aussi par l'ensemble de la société. La «gratuité des soins» constitue depuis plus de 40 ans l'un des socles de la politique de santé. Depuis le milieu des années 80, cette mesure a de plus en plus de détracteurs sans que cela ne suscite, curieusement, un débat national, comme s'il s'agissait d'un sujet tabou. En effet, ne l'est-il pas quand le chef d'un parti politique déclare que «parmi les acquis sociaux, la gratuité des soins est une ligne rouge infranchissable», coupant court ainsi à tout débat ? Monsieur le ministre de la Santé affirmait devant la commission des affaires sociales et de la santé «l'importance de consacrer la gratuité des soins dans les établissements publics en tant que principe inaliénable» (selon la presse), tout en restant évasif sur son financement, en suggérant la diversification des ressources. Un de ses prédécesseurs a déclaré avec orgueil que «l'Algérie est l'un des rares pays où les soins sont gratuits», sans tenir compte que chaque Etat-Nation a ses propres «marqueurs socio-identitaires» dus à sa propre Histoire, à son projet de société mais aussi à ses propres ressources. Aussi, l'on constate que la gratuité des soins est défendue par des slogans, parfois à relent populiste, sans aucune argumentation basée sur une évaluation. Les détracteurs de cette mesure ne font guère mieux. Leurs arguments se limitent à deux ou trois affirmations telles que la gratuité des soins est la source des problèmes du système de santé, qu'elle ne s'adapte pas à «l'économie de marché», ou encore qu'elle ne profite qu'aux nantis. Cependant, au sein de la société, de plus en plus de questions relatives au système de santé sont posées. C'est, je l'espère, des signes de frémissements d'un début de débat. C'est à ce débat que je souhaite apporter ma modeste contribution. Il me semble essentiel, avant toute approche, de rappeler les conditions historiques et socio-économiques dans lesquelles cette mesure a été prise aux termes de la loi 73-65 du 26 décembre 1973, complétée par l'Ordonnance 76-79 du 23 octobre 1976 portant code de la santé. Au lendemain de l'indépendance, tous les indices de santé étaient au «rouge» : une espérance de vie de moins de 50 ans, une mortalité infantile supérieure à 180 pour 1000 et des maladies transmissibles qui sévissaient à l'état endémique. Pour couvrir les besoins en santé de la population, le pays disposait de 500 médecins dont 280 algériens. Ainsi, la situation au plan sanitaire était dramatique. Les jeunes générations ne peuvent s'imaginer une telle situation, tandis que les plus âgés, du fait de l'amélioration du niveau de vie, l'ont effacée de leur mémoire. Pour avoir personnellement été témoin de cette situation sur le terrain, lors d'un volontariat dans la région de Maghnia à l'été 1969, en tant qu'étudiant, je peux affirmer que six ans après l'indépendance, de nombreux habitants de cette région rurale n'avaient pas vu de médecin. Au plan historique, la déclaration du 1er Novembre 1954 définissait l'Algérie indépendante comme «un Etat démocratique et social». Le principe est sacralisé au lendemain de l'indépendance par l'ensemble des composantes de la société. Les droit à la santé, à l'éducation et à l'emploi sont inscrits de manière indélébile dans les programmes des différents gouvernements. Les actions entreprises dans le domaine de la santé se sont déroulées dans un contexte de recouvrement du droit sur le pétrole, une croissance économique élevée et de distribution équilibrée des richesses en termes de revenus aux différentes couches de la population. Parallèlement, des progrès importants ont été enregistrés au niveau de l'emploi et des revenus, de l'éducation et de la formation, du logement et des commodités. Simultanément à la décision relative à la gratuité des soins, celle de la «démocratisation de l'enseignement» est prise. Il s'agit de la réforme touchant l'enseignement supérieur, en particulier les études médicales, visant à la fois une amélioration qualitative et quantitative, et le renforcement de l'encadrement. Cette décision va permettre de disposer d'un grand nombre de praticiens. Les résultats positifs de cette double décision, gratuité des soins et démocratisation de l'enseignement, vont très vite être palpables. La DNS (Dépense nationale de la santé), par rapport au PIB, est multipliée par 3 en 15 ans (1,6% en 1973 à 5,5% en 1988). Le nombre de lits d'hospitalisation passe dans le secteur public (le secteur privé n'existait pas) de 42 500 en 1973 à 62 000 en 1987. Le nombre de praticiens passe de 6715 en 1979 à 19 528 en 1988. Tous les volets de la santé connaissent un développement, notamment les PMI, la médecine scolaire et la médecine du travail par la création de l'Office national de médecine du travail (Onimet), ainsi que la création, dans l'ensemble des entreprises publiques, de centres médico-sociaux. Grâce à l'accès gratuit aux soins des citoyens et la mise en œuvre de programmes nationaux de santé, l'on note une éradication ou une baisse notable des maladies transmissibles, un recul de la mortalité infantile et un allongement de l'espérance de vie. La recherche en sciences médicales connaîtra un essor considérable et de nombreux étudiants étrangers, africains, maghrébins, libanais, s'inscriront dans les facultés de médecine du pays pendant cette période que je qualifierai de «l'âge d'or» de la médecine en Algérie. Au milieu des années 80, la transition démographique et épidémiologique se confirme. L'Algérie passe de 15 millions d'habitants en 1975 à 23 millions en 1985. Si certaines maladies transmissibles persistent, caractéristiques de pays en voie de développement, on relève l'émergence de maladies caractéristiques de pays développés : diabète, maladies cardio-vasculaires, et particulièrement les cancers nécessitant une prise en charge lourde et onéreuse qui vient grever le budget de la santé. Dès cette période, le système national de santé est soumis par les Algériens à de sévères critiques : incapacité de les prendre en charge quand ils sont malades, la qualité de prestation qui faiblit est loin des niveaux requis et l'exclusion de plus en plus de citoyens à faible revenu et même ceux à revenu moyen. A la même période, la chute des prix du pétrole met à mal l'économie algérienne, démontrant qu'une économie basée uniquement sur les hydrocarbures, soumise aux aléas du prix du baril, ne peut assurer à sa population indéfiniment une médecine performante et gratuite pour tous les citoyens dans les structures publiques. Enfin, dans le cadre de l'économie de marché, la loi 88-15 du 3 mai 1988 et le décret 88-204 du 18 octobre 1988 vont ouvrir le secteur de la santé aux privés dans le cadre des activités d'exploration et de chirurgie, le tout complété en 1992 par la libéralisation du marché du médicament. Dès ce moment, les citoyens constatent, peut-être avec beaucoup d'amertume, la facilité avec laquelle ils peuvent accéder pour des soins, de quelque niveau que ce soit, dans le secteur privé, moyennant un financement qui est, malheureusement, souvent au-dessus de leurs ressources, et ce, pour des actes que la Sécurité sociale rembourse à un taux dérisoire quand, bien sûr, ils sont assurés. Les citoyens constatent aussi les difficultés qu'ils éprouvent à accéder dans les structures publiques où seuls la consultation et l'acte opératoire sont gratuits. Le patient doit faire l'ensemble de son bilan (Imagerie et Laboratoire) dans le secteur privé, la famille devant pourvoir le plus souvent aux repas et à la literie. Ainsi, la gratuité des soins est décriée par les classes les plus défavorisées, celles-là mêmes à qui elle devrait profiter. La médecine gratuite qui est l'un des plus honorables acquis sociaux s'est trouvée pervertie par l'incapacité des pouvoirs publics à réformer le système de santé, mais aussi par le clientélisme et le favoritisme dans les hôpitaux publics. Il ne faut pas que la gratuité des soins soit emprisonnée dans un carcan idéologique ou populiste, mais il faut se donner les moyens de continuer à fournir au citoyen une équité dans l'accès aux soins. J'avais signalé au début de cette contribution l'intervention d'un ex-ministre de la Santé s'enorgueillissant que l'Algérie soit l'un des rares pays appliquant la gratuité des soins. Ceci est vrai, même si les conditions de son application sont discutables. Je voudrais citer trois exemples de pays où l'idéologie socialiste reste de règle. D'abord la Chine où les patients paient les soins dans les hôpitaux sur la base d'un texte de 1989 relatif à l'autofinancement des hôpitaux. Ainsi, les soins payants représentent 50% du budget de l'hôpital. (In The Lancet, 24 février 2009). Au Vietnam, le financement public de la santé est passé de 30% en 2010 à 50% en 2015. La dépense des familles reste élevée (30 à 50%) en payant les soins en hôpital. Enfin à Cuba où la performance du système de santé n'est plus à démontrer avec un satisfecit de l'OMS en 2015, la gratuité des soins reste totale. Cependant, dès 2010, les Cubains ont décidé d'avoir recours à d'autres sources de financement et la diminution des budgets des hôpitaux et ce, pour pouvoir maintenir à flot la mesure. Dans ces trois pays commence à se développer, même timidement, un secteur médical privé et l'apparition d'assurances sociales privées. Mais dans ces pays, la maîtrise de l'organisation du système de santé est totale. Elle est due surtout à une décentralisation importante. Les provinces ou les régions bénéficient d'une autonomie totale des moyens pour appliquer les plans nationaux de santé mais aussi pour la définition du budget et sa gestion. C'est ce qui fait défaut dans notre pays. Pour revenir à l'Algérie, il serait temps de répondre aux questions que les citoyens se posent par une évaluation objective de la gratuité des soins : A quelle catégorie sociale a-t-elle profité ? Quelle est la dépense de santé des ménages ? N'y a-t-il pas un décalage entre ce noble principe et la réalité sur le terrain ? La gratuité des soins n'est-elle pas en décalage avec la transformation socioéconomique des Algériens ? Le choix est-il toujours pertinent ? L'économiste Mohammed Bahloul écrit : «La question n'est pas au demeurant dans le principe ou même dans le volume des transferts sociaux, mais dans la pérennisation d'un outil de redistribution des richesses au profit des plus démunis et de la promotion des couches moyennes qui s'est transformé en son contraire. Il n'est plus un instrument de solidarité.» Quant à l'économiste de la santé, Miloud Kaddar, il écrit : «Ne pas renoncer aux principes de justice sociale et de solidarité nationale mais passer de l'égalitarisme social coûteux et inefficace à une redistribution équitable ciblant les plus nécessiteux en investissement collectif...» D'ailleurs, en mai 2001, un rapport du ministère de la Santé intitulé «Développement du système national de santé: stratégie et perspectives» préconise dans le chapitre «Le financement de la santé» que «les soins pratiqués aux démunis, non assurés sociaux, seront à la charge de l'Etat». Ce rapport exclut de fait les assurés sociaux mais exige un taux de remboursement par la sécurité sociale en conformité avec la réalité du coût. Soulignons que dans une économie où l'informel représente une grande part, il est difficile de cibler les familles démunies et les chômeurs. Débattre de la gratuité des soins n'est pas forcément la remettre en cause, mais trouver de nouvelles modalités de son application, répondant aux nouvelles conditions socio-économiques de l'Algérie. Insister pour qu'elle profite aux plus démunis ne signifie nullement que l'on se doit de revenir au système de santé colonial, des AMG et la carte d'indigent. Comment peut-on assurer aux 40 millions d'Algériens l'équité dans l'accès aux soins et aux prestations ? Une population devenue exigeante et informée de l'évolution des techniques de diagnostic et de traitement. Comment respecter «les valeurs de Novembre» et les recommandations de l'OMS énonçant en 2005 (déclaration 58-30), lors de l'Assemblée mondiale de la santé que «tout individu doit pouvoir accéder aux services de santé sans être confronté à des difficultés financières», tout en sachant qu'aucun Etat, même parmi les plus nantis, ne peut assurer une couverture médicale universelle à 100% de sa population ? C'est une guerre à mener contre la maladie. «L'argent est le nerf de la guerre», c'est pourquoi il faut pouvoir et savoir mobiliser les ressources nécessaires, et les gérer avec efficience. Aussi faudrait-il donner un contenu réel à la solidarité nationale et trouver de nouvelles sources de financement. A l'instar d'autres pays, l'on doit pouvoir mettre en place des taxes adaptées à la réalité du terrain. En exemple, l'on citera le Gabon qui a institué des taxes sur l'utilisation du téléphone mobile, ou encore la Thaïlande avec des taxes élevées sur le tabac et les alcools destinées comme appoints au financement de la santé. La collecte de ces taxes doit pouvoir être versée dans une caisse commune, tel un fonds national d'équité en matière de santé. Le financement de la gratuité des soins est vital pour éviter les déséquilibres financiers du système de santé et de la sécurité sociale. En conclusion, la gratuité des soins, un acquis social important, décidé dans le sillage du recouvrement de l'indépendance nationale, ne peut se suffire de slogans pour sa défense ou d'affirmations péremptoires pour sa remise en cause. Dans le cadre d'une réforme profonde, elle doit faire l'objet d'un débat national citoyen et démocratique pour dégager un consensus national, engageant l'avenir. Ce débat doit se situer au-dessus des contingences politiques et des idéologies. La santé est un facteur de cohésion sociale. C'est pourquoi les sociétés modernes la rangent parmi les quatre valeurs majeures qui les fondent, avec l'emploi, la sécurité et le développement durable.