Il semble que les pouvoirs publics aient pris conscience de l'état de délabrement dans lequel se trouve notre système de soins et qu'ils aient la volonté d'apporter des solutions au problème. Des assises nationales vont donc se tenir dans les jours prochains. Il faut souhaiter qu'elles ne se perdent pas en conjectures et qu'elles ne constituent pas une incantation de plus ou un faire-semblant. Pour autant, il est question de l'amendement de la loi 85-05 du 16 février 1985 (relative à la protection et à la promotion de la santé) et la perspective d'une nouvelle politique de santé semble, aujourd'hui, admise et intégrée comme un préalable indispensable pour venir au chevet d'un système de santé moribond. Dès lors, sera-t-il question de l'abrogation de la loi 73-65 du 26 décembre 1973 instaurant la médecine gratuite? Si c'est le cas, les articles 20, 21 et 22 (chapitre III) de la loi 85-05 - fixant les modalités d'application de la gratuité des soins - devront, à leur tour, être abrogés. Une question fondamentale que je posais déjà en novembre 2012 dans une contribution publiée dans les colonnes de ce même quotidien national Liberté sous le titre : "Faut-il une refondation du système de santé algérien ? Quel avenir pour la médecine gratuite ? Chacun sait que le nœud du problème se situe à ce niveau." L'accès du citoyen algérien à la gratuité des soins, dans les années qui ont suivi l'indépendance de notre pays, a été un acquis social considérable, rendu possible grâce à la nationalisation des hydrocarbures en février 1971. Un choix politico-idéologique qui entrait en parfaite résonance avec la doctrine socialiste pour laquelle notre pays - qui venait de se libérer du colonialisme français - avait opté. La médecine gratuite, un projet généreux qui a, sans aucun doute, joué un rôle déterminant dans la prise en charge de la santé de la population et qui a donné la possibilité au peuple algérien de bénéficier d'une couverture médicale acceptable. L'Algérie était alors riche de son baril de pétrole et était assurée du prestige de sa Révolution. Cette option politico-idéologique n'a cependant pas résisté à la nouvelle réalité économique qui s'est imposée à notre pays. La chute, au milieu des années 80, du prix des hydrocarbures et la subséquente baisse des ressources financières de l'Algérie ont mis en grave difficulté l'économie nationale. Le coût de la vie a été brusquement multiplié par dix. Une inflation qui a gagné tous les pans de la vie socio-économique, seul le coût de la santé est resté figé sur la même tarification. Le montant de la consultation du médecin, celui des examens biologiques et radiologiques ou encore celui de la prestation hospitalière (restauration, hôtellerie, etc.) sont restés indexés, en dépit du bouleversement du coût de la vie, sur des barèmes qui datent de plus de trente ans. Dans le secteur public, les salaires des médecins et ceux des autres personnels sont restés les plus bas. à titre de comparaison, le salaire des praticiens algériens sont les plus bas de la région du Maghreb. Trois fois plus élevé en Tunisie et au Maroc pour les généralistes et deux fois pour les spécialistes (rapport de l'OMS, 2010). Ainsi, la santé est l'un des rares secteurs, sinon le seul, à avoir subi les effets de l'inflation et à ne pas avoir bénéficié des avantages de l'économie de marché, nouvelle politique désormais adoptée par notre pays. Par ailleurs, la société algérienne s'est, entre-temps, transformée. Ses habitudes de consommation ont changé et sa demande en matière de santé s'est accrue, notamment du fait de sa démographie croissante. En plus de la surconsommation médicale et de la multiplication abusive des consultations et des explorations, des défis nouveaux se sont imposés à ce système de soins. En témoignent les cancers qui sont en constante augmentation, le diabète et les maladies cardiovasculaires qui prennent des proportions de plus en plus importantes. Un consumérisme et des pathologies onéreuses que la médecine gratuite peine à satisfaire convenablement. Une situation qui a vite révélé la vulnérabilité de ce système de soins et rendu béantes ses fissures. Depuis, les conditions de prise en charge de la santé des citoyens n'ont pas cessé de se dégrader et l'accès à des soins de qualité est devenu problématique pour la population. Les structures de santé publique n'arrivent plus à assumer les missions qui leur sont dévolues et, c'est un fait notoire, les malades les plus vulnérables - en particulier ceux qui présentent des maladies chroniques et graves - n'ont actuellement plus accès aux soins hautement spécialisés exigés par leur état. J'en veux pour preuve l'inaccessibilité aux cures de chimiothérapie et de radiothérapie des malades souffrant de pathologies cancéreuses. En 1990, une commission intersectorielle du ministère de la Santé avait déjà relevé la détérioration de la qualité de la prestation médicale. Une situation qu'elle avait, en ce temps, imputé à la gratuité des soins et à la baisse des ressources financières du pays. Dix années plus tard, en 2001, une autre enquête de ce département ministériel fait un constat encore plus alarmant et souligne avec insistance une dégradation avancée du secteur de la santé. Dans une enquête menée sur 80 établissements hospitaliers à travers le pays, la commission consultative pour les droits de l'homme (CNCPPDH) dresse - dans un rapport rendu dans le courant de l'année 2013 - un tableau noir sur l'état des hôpitaux dans notre pays et note la très grande difficulté des citoyens à accéder aux soins. Enfin, dans son rapport (septembre 2013) sur le contrôle de l'exécution du budget de l'Etat pour l'année 2012, la cour des comptes note - concernant le dossier de la santé - qu'"en dépit de la construction de nouveaux hôpitaux et de centres de santé intégrés, l'absence de personnels qualifiés ou spécialisés et de plateaux techniques adéquats pour réaliser des diagnostics avancés a entraîné une contre-performance dans ce secteur". Un bilan édifiant. Le constat est donc unanime, notre système de soins est en panne. La médecine gratuite n'a plus les moyens (financiers) de sa politique. Elle est aujourd'hui une option idéologique obsolète, du fait notamment de son anachronisme et de son décalage avec un environnement économique national qui, lui, est totalement hostile. C'est pourquoi envisager une nouvelle loi sanitaire sans poser avec lucidité et courage le problème de la pertinence de la médecine gratuite, dans les conditions politico-économiques actuelles, constitue une fuite en avant. Repenser cette politique de soins, à la lumière des impératifs économiques du moment, se présente maintenant comme une priorité. Les décideurs l'ont compris. Encore faut-il que ce débat soit libéré de l'idéologie qui a pris en otage, depuis plus de trente années, la politique de santé dans notre pays. "L'Algérie est un des rares pays au monde à offrir à ses citoyens des soins gratuits", s'est enorgueilli, il y a quelques mois, le précédent ministre de la Santé. Hier, une vérité, mais aujourd'hui, compte tenu des circonstances, une mystification, de la démagogie. Un déni de la réalité qui a, sans doute, conduit le secteur de la santé dans une impasse. "La santé publique coûte cher à l'Etat, c'est un secteur improductif et non rentable." Un argument qui a été évoqué pour justifier la réduction drastique des budgets alloués à la santé, le parent pauvre des arbitrages du gouvernement. Cet argument de la rentabilité met en relief les préoccupations budgétaires - les priorités (?) - des pouvoirs publics et pose le problème de la nécessité de revoir avec clairvoyance le coût de la santé et de l'indexer sur le coût de la vie ; c'est-à-dire sur le coût du kilogramme de tomates, sur celui de la courgette, de l'orange, de la cerise ou encore de la viande. Même si la santé n'a pas de prix, comme le dit l'adage, elle a un coût et il faut que celui-ci soit cohérent et en harmonie avec l'environnement économique national. C'est pourquoi, l'état ne peut pas continuer à obéir aux impératifs dictés par l'économie de marché et "faire dans la politique de l'autruche" quand il s'agit du secteur de la santé publique... parce qu'il faut sauvegarder les apparences de la gratuité des soins. Une démarche dangereuse qui ruine tout espoir de redresser notre système de santé. Il est évident que cette politique de soins - la médecine gratuite - est un gouffre financier que l'état ne veut plus assumer. Il a choisi de réduire ses subventions au risque de porter atteinte à la qualité des prestations de santé et à l'égalité de l'accès aux soins pour tous les citoyens. Une solution de facilité, trompeuse, qui donne l'illusion de la permanence de l'état providentiel et qui abuse les citoyens, en leur faisant croire que la gratuité des soins est un acquis social irréversible et inaliénable. Un droit constitutionnel qui était, il est vrai, consacré par l'article 67 de la Constitution de 1976 - "Tous les citoyens ont droit à la protection de leur santé. Ce droit est assuré par un service de santé général et gratuit..." - mais qui a disparu depuis la Constitution de 1989. Voici ce que dit celle (la Constitution) de 2008 dans son article 54 : "Tous les citoyens ont droit à la protection de leur santé..." De la gratuité des soins, il n'en est plus question. Ainsi, le réalisme économique a eu raison de cet acquis social... en catimini. La médecine gratuite "version socialisante" des années 70 fait partie du passé. Cependant, ce choix politique d'hier ne doit pas aujourd'hui être renvoyé sans en avoir fait le bilan et tiré les enseignements. Un arrêt sur cette option idéologique est, faut-il le souligner, indispensable afin d'examiner avec objectivité ce qu'elle a apporté à notre système de santé et pour scruter, à la lumière des mutations sociales et politico-économiques, ses faiblesses et ses imperfections. C'est fort de ces leçons que le nouveau système de santé devra s'ériger. Si la médecine gratuite est un choix irréversible, les pouvoirs publics doivent cesser d'en faire un alibi social et lui donner les moyens nécessaires pour que l'égalité d'accès à des soins de qualité, pour tous les citoyens, soit une réalité. Si cette option est compromise, ce dont je suis personnellement convaincu, il faudra imaginer, à l'instar de nombreux pays, un système de santé qui place la cotisation sociale et les organismes payeurs au centre du dispositif. Voilà une occasion pour redéfinir la place de la sécurité sociale algérienne dans le système de santé et de la restaurer dans sa mission originelle : prendre en charge le paiement des prestations de ses cotisants (adhérents) non pas seulement dans le secteur privé, mais aussi et surtout dans le secteur public. Est-il besoin de souligner que cet organisme ne rembourse pas, au secteur public, les soins donnés à ses adhérents ? Elle participe, nous dit-on, à l'effort de la médecine gratuite. Des contributions forfaitaires annuelles sont versées à l'état. Une forme d'aide, du mécénat ( ?), mais une participation sans doute en deçà du coût réel des prestations fournies à ses cotisants. L'état n'aura plus que la charge des personnes qui ne disposent pas de couverture sociale. Il devra faire preuve d'ingéniosité pour trouver les dispositifs adéquats qui permettront de faire bénéficier ces concitoyens de la solidarité de la nation. M. B. (*) Psychiatre Docteur en sciences biomédicales Nom Adresse email