Le Sommet Union africaine-Union européenne, qui se tiendra les 29 et 30 novembre à Abidjan, n'aura pas d'autre choix que d'en parler. C'est une des conséquences de la diffusion du documentaire de CNN : le scandale de la traite des migrants subsahariens en Libye oblige aujourd'hui les gouvernements à réagir. Il aura fallu un documentaire sur la chaîne d'information continue CNN – et une onde de choc dans l'opinion publique internationale – pour que le drame des migrants subsahariens en Libye, dénoncé depuis plusieurs mois par les ONG, provoque la réaction des gouvernements européens et africains. Comme les images d'Aylan, ce petit Syrien de 3 ans, retrouvé noyé, allongé sur le ventre sur une plage de Turquie, celles de jeunes hommes vendus aux enchères pour 400 dollars sur un marché improvisé de nuit en Libye donne un visage aux statistiques. Selon les derniers chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) publié la semaine dernière, environ 157 000 migrants et réfugiés sont arrivés en Europe par la mer depuis le 1er janvier – contre quelque 341 000 durant la même période en 2016. Une baisse qui n'est qu'apparente car l'OIM ne comptabilise pas les arrivées via la Turquie et la Grèce, une route beaucoup plus importante que les routes en provenance d'Afrique. Le phénomène de la traite des migrants en Libye était connu depuis un moment déjà : au mois d'août, Antonio Guterres, le secrétaire général de l'ONU, avait appelé les autorités à «relâcher immédiatement» les migrants les plus vulnérables détenus en Libye, dans un rapport dénonçant les multiples atteintes aux droits de l'homme. En septembre, dans une lettre ouverte aux gouvernements européens, Médecins sans frontières (MSF) soulignait les mauvais traitements dont étaient victimes les migrants en s'élevant contre la politique migratoire de l'Union européenne accusée d'«alimenter un système criminel». «Guidé par l'unique ambition de maintenir ces gens hors de l'Europe, le financement européen cherche à empêcher les bateaux de quitter les eaux libyennes, mais dans le même temps, cette politique alimente un système criminel», avait alors accusé Joanne Liu, la présidente de MSF International, qui après une visite dans des centres «officiels» de détention, avait relevé : «Les gens y sont tout simplement traités comme des marchandises prêtes à être exploitées.» Dès l'été, les gouvernements avaient été mis en cause, et mardi dernier c'est l'ONU qui a qualifié la coopération entre l'Union européenne et la Libye d'«inhumaine». «La communauté internationale ne peut pas continuer à fermer les yeux sur les horreurs inimaginables endurées par les migrants en Libye et prétendre que la situation ne peut être réglée qu'en améliorant les conditions de détention», a déclaré Zeid Ra'ad al-Hussein, le Haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme dans un communiqué. Vente En réaction à la vague d'indignation suscitée par le documentaire et aux accusations de l'ONU, la France a demandé mercredi une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies pour débattre de la vente de migrants africains comme esclaves en Libye. Rappelant que les autorités libyennes avaient été «alertées à plusieurs reprises», le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a souhaité «que cela aille vite» pour que justice soit rendue, faute de quoi «nous devrons engager une procédure internationale de sanction». Et dans le cadre de l'accueil de 10 000 réfugiés d'ici à fin 2019, la France prépare le rapatriement d'un groupe de 25 personnes (Erythréens, Ethiopiens et Soudanais) déjà évacué de Libye vers le Niger. Après la diffusion du documentaire, le président français Emmanuel Macron a publié un tweet pour appeler «les partenaires» de la France à le rejoindre dans «cette mobilisation pour éviter les horribles exactions subies sur les routes migratoires». Enquête La France n'est pas la seule à avoir réagi. Le vice-Premier ministre du gouvernement d'union nationale (GNA) a annoncé quant à lui l'ouverture d'une enquête sur des cas d'esclavage près de la capitale libyenne et exprimé «son mécontentement» dans un communiqué diffusé dimanche sur Facebook. Sur le continent, la République démocratique du Congo a annoncé mardi qu'elle rappelait son ambassadeur. Kinshasa veut connaître «la situation réelle» en Libye et conduire au besoin «une mission de rapatriement» si des Congolais étaient concernés. Le Burkina Faso et le Niger ont également rappelé leur ambassadeur en Libye. Soutenues par l'Organisation internationale pour les migrations et l'Union européenne, les autorités ivoiriennes ont promis un plan de réinsertion pour ce contingent de migrants. Environ 1500 Ivoiriens ont déjà été rapatriés de Libye. «Ce qui s'est passé est scandaleux et inacceptable», a jugé le président guinéen Alpha Condé. Mercredi, le Rwanda s'est dit prêt à accueillir jusqu'à 30 000 migrants vivant dans des conditions inhumaines en Libye. «Le Rwanda, comme le reste du monde, a été horrifié par la tragédie actuellement en cours en Libye où des hommes, des femmes et des enfants africains qui étaient sur la route de l'exil ont été arrêtés et transformés en esclaves», a souligné Louise Mushikiwabo, la chef de la diplomatie rwandaise. Le sujet sera à l'ordre du jour du Sommet Union Africaine-Union européenne les 29 et 30 novembre à Abidjan. Lundi soir, le Président nigérien a d'ailleurs appelé la Cour pénale internationale à «se saisir du dossier» : «L'esclavage est un crime contre l'humanité», a-t-il rappelé. L'indignation a aussi suscité des réactions chez les artistes et les sportifs. En Côte d'Ivoire, les chanteurs Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly et A'Salfo, leader de Magic System, mais aussi la star du foot Didier Drogba se sont insurgés. «C'est une double indignation, un cri de cœur : je suis indigné de voir les enfants d'Afrique mourir en essayant de trouver des lendemains meilleurs», a affirmé A'Salfo, y voyant «une humiliation pour l'Afrique». Des manifestations ont été organisées en Europe – un millier de personnes ont manifesté samedi à Paris – et des pétitions signées notamment par l'acteur Omar Sy, le chanteur Salif Keita ou l'ancien champion du monde de foot Liliam Thuram. Plusieurs joueurs de foot, dont la star de Manchester United Paul Pogba, ont célébré des buts en faisant semblant d'avoir les mains attachées comme des esclaves, alors que le Français de Valence, Geoffrey Kondogbia, a arboré un maillot de corps «Hors football, je ne suis pas à vendre». De son côté, le Conseil de sécurité de l'ONU a adopté mardi à l'unanimité une résolution sur les traites d'êtres humains dans des pays en conflit, visant notamment à accentuer le partage d'informations entre ses membres afin de mieux lutter contre ce fléau. «Il est de notre responsabilité collective d'arrêter ces crimes. Nous devons agir immédiatement pour protéger les droits et la dignité des populations migrantes», a souligné Antonio Guterres. «Cela veut dire traduire en justice leurs responsables et augmenter l'aide humanitaire», a-t-il ajouté.