Le documentaire Tes cheveux démêlés cachent une guerre de 7 ans, de Fatima Sissani, donne la parole à trois femmes qui ont combattu, à leur manière, le colonialisme français en Algérie : Eveline Lavalette Safir, Zoulikha Bekkadour et Alice Cherki. «C'est un film sur la résistance», a déclaré Fatima Sissani après le débat, à la salle El Mougar à Alger, sur son nouveau documentaire Tes cheveux démêlés cachent une guerre de 7 ans, projeté à la faveur du 8e Festival international du cinéma d'Alger (FICA), qui sera clôturé ce soir avec l'attribution des prix. Le titre est tiré d'un poème écrit par Eveline Lavalette Safir, l'épouse du célèbre journaliste Abdelkader Safir, en prison (le recueil a été publié par les édition Barzakh à Alger). Au début, le film devait se concentrer sur Eveline Lavalette. Une femme qui a peu parlé sur son parcours militant. «Je ne me suis pas autorisée à parler. Le prétexte était que j'avais ma vie et des enfants. J'ai commencé à parler pour critiquer cette façon d'aborder l'Histoire algérienne. Après le 50e anniversaire de l'indépendance, je suis sortie de mon silence. Avant, ce n'était pas nécessaire. L'Algérie était un désert, il fallait construire», a-t-elle confié dans le documentaire. Fatima Sissani et Khalid Djillali (producteur) ont réussi à la convaincre de parler devant la caméra sur son engagement en faveur de la lutte d'indépendance. «Eveline m'a impressionnée par sa droiture que je retrouve dans chaque phrase et par sa manière de refuser l'héroïsme et le discours sur l'idéologie. Elle avait tous les privilèges, mais elle a rompu en partie avec sa famille et avec sa communauté pour s'engager du côté des Algériens. La force de son engagement m'a aussi impressionnée. Elle était fatiguée, mais a accepté de répondre à nos questions», a expliqué Fatima Sissani. A la fin du tournage, Eveline Lavalette s'est éteinte à l'âge de 87 ans, le 25 avril 2014, à Médéa. «Lorsque Eveline est décédée, nous avons constaté que la matière n'était pas suffisante. Elle m'avait parlé tellement de gens dans ce film. Elle n'était pas à l'aise à être seule face à la caméra. Pour elle, la guerre était une affaire collective. Nous sommes donc allés chercher d'autres témoignages pour restituer un peu cette multiciplité et cette dimension collective de la guerre. Je suis entrée en contact avec Zoulikha Bekaddour qui avait bien connu Eveline. Elles avaient fait un bout de chemin de la guerre ensemble. Pour Zoulikha, il était important de rendre un hommage à Eveline et à tous les Européens qui ont aidé les Algériens dans leur combat», a expliqué Fatima Sissani. La réalisatrice a donné aussi la parole à la psychiatre et psychanalyste Alice Cherki qui a été forcée à l'exil en France en 1957 et qui a soutenu la guerre de Libération nationale à partir de la Tunisie. Alice Cherki avait connu aussi Frantz Fanon. «Les silences de la guerre» «Je voulais parler avec Alice sur la question des silences et des traumatismes de la guerre. Je l'ai rencontrée parce qu'elle est algérienne. Je voulais quelqu'un qui me parle en tant que protagoniste de cette guerre», a souligné Fatima Sissani. Pour Zoulikha Bekaddour, présente lors du débat sur le film, il était normal qu'on donne la parole enfin à une femme d'origine européenne. «Il est difficile de parler tout de suite. Pour nous tous, il fallait du recul. Au début, nous avons été pris par les problèmes de construction du pays. Dès 1962, chacune d'entre nous a eu un cheminement. Eveline était responsable au ministère du Travail et pour des raisons de santé de son époux, elle a quitté Alger pour diriger la Sécurité sociale à Médéa. Moi, je préparais une thèse de sociologie. J'ai dû arrêter parce que la bibliothèque universitaire a été détruite par l'OAS trois semaines avant l'indépendance, le 7 juin 1962. Avec mon diplôme de bibliothécaire, obtenu à Paris, je suis revenue pour la reconstruction de la bibliothèque universitaire que j'ai dirigée jusqu'à 1996», a-t-elle déclaré. Zoulikha Bekaddour et Eveline Lavelette s'étaient connues dans le feu de l'action militante contre la présence coloniale française et avaient fait de la prison. «Le pouvoir colonial n'a pas su qu'Eveline hebergeait Benkhedda, Abane, Ben M'hidi, Ouamrane et Krim. Elle recevait dans un appartement d'autres militants et responsables. Comme pour moi, ils n'ont su que ce qui était visible lorsqu'ils nous avaient arrêtées. L'arrestation est venue tout de suite après l'arraisonnement, le 22 octobre 1956, de l'avion des dirigeants du FLN (Boudiaf, Aït Ahmed, Lacheraf, Khider et Ben Bella). Abane, Benkheda et Ben M'hidi, qui étaient inquiets que Ben Bella ait dans ses archives des documents sur Oran, ont voulu dépêcher Eveline pour les récupérer», a-t-elle dit. L'insulte, l'eau et l'électricité Zoulikha Bekaddour apprend le déclenchement de la guerre d'indépendance le 1er novembre 1954 à la radio. «J'ai appris qu'on avait tué un caïd et un instituteur à Arris, à Batna. Je me suis dit que quelque chose se passait. Adolescente, j'ai été traumatisée, comme les autres Algériens, par les massacres du 8 Mai 1945. Le monde entier a entendu parler de cet événement, comme vouliez-vous qu'on ne réagisse pas», a-t-elle témoigné dans le documentaire. Elle s'est rappelée du soutien d'André Mandouze et de Maurice Audin à la grève des étudiants en 1956. «Je suis devenue un agent de liaison de Hadj Mohamed Benalla parce que mon physique de type européen me permettait de passer inaperçue. Lorsqu'on m'a arrêtée, le policier me prenait pour une prostituée, pas pour une Arabe du FLN. Dans ma fausse carte d'identité, je m'appelais Marie Lopez. Et c'est là que j'ai connu Eveline. Elle transportait le courrier, l'encre, le stencil et d'autres produits», a détaillé Zoulikha Bekaddour. Eveline Lavalette, agent de liaison du FLN entre Alger et Oran, était chargée d'imprimer les tracts et du transport du matériel. Elle était aussi dans le réseau de Hadj Benalla dont toutes les missions étaient secrètes. Eveline Lavalette avait, entre autres, participé à l'impression du premier numéro d'El Moudjahid en 1956. Elle a également dactylographié le célèbre Appel à la grève des étudiants la même année. Arrêtée à Oran le 13 novembre 1956, elle a été transférée à Chlef (Orléanville), puis El Harrach avant d'être libérée en 1959. «Cela a commencé par le silence, puis les questions, les menaces, les insultes, les crachats, puis l'eau et l'électricité. Je n'avais pas le profil du fellaga traditionnel. Ils étaient fous de rage. J'ai essayé de me concentrer sur les souvenirs, les choses belles pour s'éloigner de la torture, ce mal absolu. J'ai essayé de me dire : je ne suis pas bête, je ne suis pas une bête», a témoigné Eveline Lavalette. «On nous a dit de tenir 24 heures après l'arrestation pour permettre aux autres de filer. Je suis restée huit jours sans manger. On m'obligait à boire chaque jour un litre de café noir fort. On m'empêchait de dormir, ça a duré jusqu'à l'arrestation de Hadj Benalla (16 novembre 1956», s'est souvenue, de son côté, Zoulikha Bekaddour «Une militante de base» Dans le documentaire, Eveline Lavalette Safir, qui s'est présentée comme une militante de base, s'est rappelée des rafles entamées après le déclenchement de la guerre d'indépendance. «Pour nous, il fallait protéger ceux que nous connaissions. J'ai eu entre les mains la Déclaration du 1er Novembre, j'ai trouvé qu'elle était juste. C'était un document très complet et dans lequel on se retrouvait. En 1954, on offrait déjà la possibilité aux Français voulant rester en Algérie de choisir entre la nationalité d'origine ou prendre la nationalité algérienne. C'était bien avant les Accords d'Evian. Je me suis trouvée à militer au sein du FLN avec comme interlocuteur principal Benyoucef Benkheda. Il m'avait expliqué que moins je savais des choses, moins j'aurais les problèmes. Une nuit, il est arrivé très tard pour me remettre la lettre qu'avait écrite Ahmed Zahana (Zabana) à sa famille avant son exécution (le 19 juin 1956). Il disait dans cette lettre que mourir pour la patrie était un devoir (Eveline Lavalette a dacytlographié cette lettre aussi, ndlr)», a confié Eveline Lavalette. Le documentaire reprend une déclaration de François Mitterrand, alors ministre de l'Intérieur (juin 1954, février 1955), disant que «L'Algérie c'est la France». «La France ne reconnaîtra pas chez elle d'autre autorité que la sienne», disait-il. Eveline Lavalette se rappelait que «les brutes» de la légion étrangère, «qui se sont fait battre au Vietnam», ont débarqué en Algérie. «Ils avaient dit qu'ils allaient régler le problème en Algérie en une semaine. Cela a duré presque huit ans. Ce n'était pas une explosion subite. C'était une suite logique de ce qu'ont montré les partis politiques sur l'inégalité du système colonial. Il n'y avait plus d'autres moyens que la violence», a-t-elle souligné. «Le dévoir d'écrire» «Nous avons eu la chance de participer à la guerre. Nous avons pour devoir de l'écrire. C'est le mérite de ce documentaire de présenter trois femmes de communautés différentes qui se côtoyaient sans se voir. L'avenir est la jeunesse, c'est pour cela que nous devions témoigner. Le témoignage est un devoir de mémoire. Il était temps qu'on écrive sur cette guerre en attendant que les historiens écrivent l'Histoire, la vraie», a relevé Zoulikha Bekaddour. Dans le documentaire, elle s'est élevée contre «la falsfication de l'Histoire». «Les jeunes nous disent : vous nous mentez. Votre guerre ne nous intéresse pas. Certains m'ont dit pourquoi vous avez sorti la France ? Quand j'entends cela, j'ai envie de hurler, de pleurer. Je leur ai dit qu'ils n'avaient pas connu le colonialisme», a-t-elle regretté.