Notre confrère et ami, Mohamed Benchicou, garde intacte sa perspicacité intellectuelle. Il a tenu à nous adresser, à sa manière, ses meilleurs vœux pour la nouvelle année, en remettant au goût du jour un texte qui chante notre vécu, à travers ses turpitudes et ses espérances, par lequel il se permet de remonter le temps, une quarantaine d'années en arrière, pour mieux nous situer aujourd'hui. Il joue avec les instantanés du temps et des événements dans le style corrosif que nous lui connaissons, pour nous confondre avec nos profondes désillusions, malgré les promesses d'une ère plus féconde et plus proche de nos aspirations, maintes fois ressassées mais jamais réalisées. C'est en fait une chronique entraînante, et même quelque peu délirante, qu'il nous propose pour nous replonger dans une réalité qui ressemble à une bulle, un raccourci incisif avec un œil très critique sur les lendemains qui déchantent, qui véhicule cependant, non seulement des images de nostalgie, mais aussi un message d'espoir entre les lignes. Pour sa pertinence, nous avons jugé utile de la faire partager à nos lecteurs. «40 ans déjà !...» Il y a déjà 40 ans. Quarante ans… ? Cela m'a rappelé une chronique, 40 ans déjà, El Anka n'était pas encore mort, Boudebouze pas encore né, Bouteflika pas encore en exil, la place à la Cinémathèque était à 3 dinars, l'Entente de Sétif et Koussim raflaient les coupes d'Algérie, Lalmas et le CRB les titres de champion, Boudjemaâ Karèche parlait de cinéma, Alloula de Gogol, Messaâdia de «tâches d'édification nationale», on imitait Zinet, Khalida Messaoudi les maths, on s'ennuyait le vendredi, le café au comptoir coûtait 70 centimes et dans El Moudjahid on admirait la plus belle promesse de Boumediène : «Nous serons un pays démocratique et développé au cours de la décennie 80.» On avait 25 ans Le MP3 n'était pas encore inventé, de même que le GIA, le RND, la direction assistée, la réconciliation nationale et les brigades anti- non-jeûneurs, mais Bouteflika était parti pour mieux revenir, El Anka pour ne plus jamais revenir, Assad avait débordé à gauche, Koussim et Lalmas avaient raccroché, mais Belloumi avait repris dans les filets, on achetait des Zastava à Sonacome, le ticket à la Cinémathèque coûtait toujours 3 dinars, on imitait Omar Gatlato, le vendredi on visitait le Parc zoologique, Khalida Messaoudi mobilisait les femmes, le café montait à 1 dinar au comptoir, on venait de battre l'Allemagne et dans El Moudjahid on admirait la plus belle promesse de Chadli : «Nous serons un pays démocratique et développé au cours de la décennie 90.» On avait 30 ans Nous en avions presque 40 quand le Mur de Berlin s'écroula, de même que Messaâdia, les «tâches d'édification nationale», le FLN, les dernières Zastava, la presse unique, l'Union de la gauche, la Perestroïka, le socialisme, les souvenirs de Gijon, l'ère Chadli, Madjer était transféré à Porto et Assad dans un camp du Sud, Bouteflika n'était pas encore là, mais Boudiaf était revenu puis reparti, la Cinémathèque d'Alger était passée à 5 dinars et celle de Bordj Bou Arréridj à la trappe, Boudebouz venait de naître, Boudjemaâ Karèche ne parlait plus de cinéma, Khalida Messaoudi dénonçait la fraude électorale, le vendredi on allait à la mosquée, le café au comptoir passait à 4 dinars et dans El Moudjahid on admirait la plus belle promesse de Zéroual : «Nous serons un pays démocratique et développé au cours de la décennie 80.» A nos 45 ans, le noir devint à la mode, le café en profita pour passer à 7 dinars, une nuit crasse tomba subitement, de même que nos amis, nos dernières illusions, le rideau sur Alloula, on avait inventé le MP3, le GIA, le RND, Windows, la direction assistée, pas encore la réconciliation nationale ni les brigades anti-non-jeûneurs, on n'allait plus à la Cinémathèque mais assez souvent au cimetière, on imitait Ali Benhadj, nous partions en exil pendant que Bouteflika en revenait, Boudjemaâ Karèche ne parlait plus de cinéma et dans la presse indépendante on lisait la plus belle promesse de Bouteflika : «Nous serons un pays démocratique et développé d'ici à 2004.» Aujourd'hui, nous avons 65 ans et nous vous racontons tout ça d'un café du quartier. Tout avait cessé brusquement de nous surprendre, le café au comptoir à 12 dinars, les doberman du FLN, Mohamed Gharbi en prison, Khalida Messaoudi ministre, l'invention de la réconciliation nationale, Boudjemaâ abandonné. Rien ne nous rappelait plus le temps ancien, le MP3 était déjà démodé tout comme le GIA, le RND, Windows, la direction assistée, même la réconciliation nationale, tout était nouveau pour nous, l'I-phone, internet, le mms, le big mac, Khalida Messaoudi couvrant la fraude électorale non, rien ne nous rappelait plus le bon vieux temps, sauf cette déclaration d'un certain Ouyahia : «Il faut apprendre à vous serrer la ceinture, le plus difficile est à venir…» Il venait d'enterrer la plus belle promesse de Boumediène, Chadli, Zéroual, Bouteflika… Nous pouvons mourir sans regret : dans ce monde, nous nous sommes bien amusés ! Mohamed Benchicou