Je suis à Beyrouth. Je ne sais pas pourquoi, en ce lieu lointain, dans cette ville encore marquée par les séquelles dramatiques de la guerre civile, j'ai pensé à cet homme exceptionnel. À ce Bouj, on l'appelait ainsi, Boudjemaâ Karèche. Seul, attablé, dans ce café appelé “le café du Trottoir”, sur le boulevard Al Hamrae, soudain c'est Boudjemaâ Karèche qui jaillit dans ma tête. Mais pourquoi pensai-je à ce Boudjemaâ Karèche ? D'abord, où est-il, ce monument d'Alger ? Je me demande. Encore un autre mort enterré vivant dans une fosse commune. La fosse de l'oubli ! Le vénéré des Algérois. Fils de Sidi Abderrahmane Taâlibi, gardien de la protégée (Hares el Mahroussa). Y a-t-il parmi vous quelqu'un qui se souvient de ce darwich ? En pensant à Boudjemaâ Karèche, je me demande : ne fut-il pas le troisième frère des frères Lumière ? Le frère que Madame Lumière n'a pas enfanté. Le grand Youcef Chahine, cela s'est passé à Alger, autour d'un dîner, l'oeil défaillant me donna l'oreille avant de m'adresser la parole : Bouj, c'est un m'aâllam, un grand maître. Je n'ai pas trouvé le mot pour répondre à Chahine. J'ai constaté dans ses propos comment les grands respectent les grands. Et durant tout le dîner, Chahine n'a pas cessé de dire et redire ses éloges envers son ami Boudjemaâ Karèche. D'Alger à Paris, de Paris à Beyrouth, de Beyrouth à Dubaï, dès qu'on parle “cinéma algérien”, le nom de Boudjemaâ Karèche est cité avec grand respect. Fascination et considération. Dès que Boudjemaâ Karèche a été mis dans la fosse commune, comme un SNP de guerre, la nuit du deuil est tombée sur la Cinémathèque d'Alger. Mais les décideurs de la culture à Dubaï ont sauté sur l'occasion ; ainsi, ils lui ont proposé de monter un projet de la première cinémathèque dans cet Emirat de luxe. Dans cette ville, où le professionnalisme est la seule devise et le savoir-faire se respecte et s'achète. Boudjemaâ Karèche, par amour à Alger, par son algérianité débordante ou par la nostalgie positive, a décliné l'offre des décideurs culturels de Dubaï. Dans une timidité angélique, cachant son amertume et justifiant son refus, il leur a dit : “Vous savez, je ne maîtrise pas bien l'arabe.” “Vous savez, M. Bouj, pour le montage d'un projet comme celui d'une cinémathèque nous n'avons pas besoin d'un grammairien arabe à l'image d'Ibn Jinni ou Sibawh. Nous avons besoin de votre savoir-faire accumulé pendant des années dans ce domaine de l'image et de la projection, ont répliqué les décideurs, afin de le convaincre.” Boudjemaâ Karèche baissa la tête. Essuya le verre épais de sa paire de lunettes. Silence ! Larmes ou perles ! Nous possédons une courte mémoire. Pourquoi oublions-nous nos symboles en ces années de vaches maigres en symbolique ? Je prends mon café avec du heil, au café le Trottoir de Beyrouth, Charie Al-Hamrae, et j'écoute Fayrouz. Je pense à Boudjemaâ Karèche, enfoui dans sa fosse commune. Tout Algérois, sans exception aucune, garde une image en lumière de ce Boudjemaâ Karèche. Il fut l'acteur principal de la grande famille algéroise d'intellectuels, sur deux générations successives. C'était lui le pape du cinéma. C'était lui qui nous a appris à aimer l'image. La poésie de l'écran. Aimer le cinéma italien, soviétique, polonais, américain, mexicain et autres. La Cinémathèque fut une université populaire pour tous les Algérois et pour les autres. En zen cinématographique, il fut notre guide spirituel. Les cinéphiles comme les poètes, les politiques comme les chercheurs, les femmes et les hommes sans discrimination aucune venaient dans la maison de Boudjemaâ Karèche, la Cinémathèque. Voir un film et écouter ou participer à un débat, c'était une tradition algéroise. Sous les pluies romantiques d'images en noir et blanc, Alger La Blanche de Boudjemaâ Karèche était belle, ouverte, plurielle et souriante. Bouj a fait de sa ville aimée une cité en rêve. Une ville de rêves. Une ville qui rêve. Elles sont où ces jolies placeuses de la salle de la Cinémathèque ? Leur parfum et leur sourire ? Alger a quitté Alger ! Malédiction ou métamorphose “El Maskh” ? Où se cache-t-il ce Boudjemaâ Karèche ? Pourquoi me demandai-je sur le sort de cet oiseau rare, l'oiseau d'Alger ce “Maknine Ezzine” ? J'ai fini ma tasse de café. Attristé, j'ai bien fixé cette horrible fosse commune. Boudjemaâ Karèche était là. J'ai quitté le café du Trottoir de Beyrouth, le café était nu de son arôme. A. Z. [email protected]