«Comment peut-on imaginer un secteur de la recherche en progrès lorsque ni la transition vers une économie productive et performante ni la transition politique vers un Etat de droit ne sont effectives ?» s'interroge le professeur en économie Mourad Boukella. Quelle est l'importance scientifique d'un centre comme le Cread, et quel est son apport à la recherche et à l'élaboration des politiques publiques de manière générale ? Par son ancienneté, par la diversité de ses objets de recherche (académiques et appliqués) et par la qualité de son personnel de recherche, le Cread peut être considéré comme un centre-phare en sciences humaines, économiques et sociales. Créé initialement autour d'un noyau d'enseignants-chercheurs spécialisés en économie et sociologie agricole et rurale et en économie industrielle, le champ de ses préoccupations s'est peu à peu élargi à la macroéconomie, aux sciences de l'éducation, à l'aménagement du territoire et au développement humain. Sa revue, Les cahiers du Cread, a longtemps été considérée comme une revue de référence pour la valorisation des recherches dans ces divers domaines. Le Cread peut-il assurer ses missions sans les chercheurs associés ? Tout récemment (décembre 2017), le Cread a procédé au recrutement massif d'une cinquantaine de jeunes chercheurs permanents répartis au sein des quatre grandes divisions qui structurent le centre. Dans le même temps et au prétexte d'un manque d'espace, les enseignants associés y activant ont été invités à céder les bureaux qu'ils occupent. Manu militari, ces derniers ont été vidés, les affaires encartonnées et jetées dans les couloirs. Rappelons qu'il s'agit, pour la plupart, des chercheurs les plus anciens, les plus titrés et les plus expérimentés dans leurs domaines respectifs. Dans ces conditions, qui pourrait assurer l'encadrement des jeunes chercheurs fraîchement recrutés ? Qui pourrait les aider à formuler des projets de recherche et à les faire aboutir ? Qui serait habilité à évaluer les résultats de leurs recherches et à les accompagner dans la progression de leur carrière ? Il est clair que les vraies victimes de la folle décision de l'actuelle direction du centre ne sont pas les anciens dont la carrière est quasiment achevée, mais bien les nouvelles recrues à qui on a certes assuré une chaise et un bureau, mais que l'on a aussi pris soin de couper de la «mémoire» du centre, les livrant à l'aventure, sans plan de charge précis et sans soutien. Quel regard portez-vous sur l'état de la recherche universitaire dans notre pays ? La production scientifique dans un pays ne peut être dissociée du contexte économique, social et politique dans lequel elle s'enracine. Nous sommes tentés d'écrire qu'un pays n'a que la recherche scientifique qu'il mérite. Comment peut-on imaginer un secteur de la recherche en progrès lorsque ni la transition vers une économie productive et performante, ni la transition politique vers un Etat de droit ne sont effectives plus d'un demi-siècle après l'indépendance ? Que peut-on attendre de responsables qui s'évertuent à couper sciemment le cordon ombilical déjà très fragile qui lie encore les deux maillons-clés de la production scientifique que sont l'Université et la recherche ? Les sciences sociales et humaines sont le maillon faible dans la chaîne universitaire et du monde de la recherche ; pourquoi, selon vous ? C'est un fait que l'enseignement des sciences sociales et humaines a connu un long processus de régression-marginalisation dans nos universités. Des disciplines aussi fondamentales pour la formation du citoyen que l'économie politique ou l'histoire de la pensée économique sont pratiquement disqualifiées, boutées hors de la faculté censée les dispenser. Un sort identique est réservé à l'enseignement de l'histoire, de la philosophie, de la sociologie politique, entre autres. Et le mouvement a vite fait de s'étendre aux centres de recherche en sciences économiques, sociales et humaines, transformés quasiment en bureaux d'études et au sein desquels la priorité est désormais donnée aux études ponctuelles à effets immédiats. Les commanditaires comme les chercheurs manifestent de moins en moins d'intérêt pour les grandes réflexions sur le sens à donner aux mutations qui travaillent en profondeur le corps social. Rien d'étonnant à cela : les facultés et les centres de recherche dans nos disciplines ont vocation à restituer aux faits économiques et sociaux toute leur intelligibilité. C'est là aussi que devrait se développer et se confronter la diversité des points de vue, des méthodes d'approche, des enjeux. C'est enfin en ces lieux de savoir privilégiés qu'étudiants et chercheurs apprennent à construire graduellement leur personnalité, leur autonomie, leur citoyenneté. Autant de «qualités» que ne peuvent tolérer les partisans de la normalisation de la pensée, de l'aliénation et du statu quo. L'idée répandue selon laquelle les sciences sociales et humaines ne sont pas d'une «grande utilité» est un discours qui est relayé par les décideurs politiques. L'Etat et la société peuvent-ils se passer des sciences sociales ? C'est effectivement une idée reçue admise aussi bien au sein de l'opinion publique que dans les sphères dirigeantes. Seules les «sciences dures» sont regardées comme de véritables champs de la connaissance dont la maîtrise confère à la fois une compétence technique concrète, une carrière professionnelle assurée et un statut social valorisant. Au contraire des sciences sociales et humaines, pensées de plus en plus comme disciplines de second rang, fortement marquées du sceau de la subjectivité et peu utiles individuellement et socialement. Pourtant, comme les bateaux ont besoin des phares pour s'orienter parmi les récifs, la société comme l'Etat ont besoin de l'éclairage d'une élite formée dans le vaste domaine de la connaissance scientifique, les sciences sociales et humaines comprises. En ces temps où la production scientifique et l'innovation sont devenues des facteurs-clés de la compétition entre les nations, c'est plus que jamais par ses scientifiques et ses hommes de culture en tant qu'éveilleurs des consciences et en tant que visionnaires que notre société pourrait progresser et s'épanouir, et les sciences sociales et humaines doivent y prendre toute leur part. Surtout dans un pays aussi sous-analysé que le nôtre.