Plusieurs journalistes français et marocains témoignent «du lobbyisme infatigable et tentateur» que déploie le Maroc auprès de la presse internationale. L'affaire des journalistes français accusés, documents à l'appui, par le hacker marocain Chris Coleman de rouler pour les services secrets de Mohammed VI occupe à nouveau le devant de la scène. Le site français d'informations en ligne Arrêt sur image rapporte que trois journalistes français ayant relayé les informations diffusées par le corbeau marocain ont comparu, jeudi 18 janvier 2018, devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Il s'agit de Daniel Schneidermann, directeur du site Arrêt sur image, Alain Gresh et Olivier Quarante. Ils sont poursuivis pour «diffamation» par l'hebdomadaire Le Point et son ancienne journaliste Mireille Duteil, qui est abondamment citée dans les documents mis en ligne par Chris Coleman. A l'occasion, Arrêt sur image rappelle que Mireille Duteil est par ailleurs collaboratrice à L'Observateur du Maroc, publication confidentielle, dont le directeur, Ahmed Charaï, est connu pour être un proche du pouvoir marocain. En ce qui le concerne, Chris Coleman présente carrément Ahmed Charaï comme un agent du contre-espionnage marocain. Trois autres grands noms de la presse française sont également cités dans le cadre de cette affaire de corruption présumée de journalistes français par le makhzen, dite «l'affaire des marocleaks» et dont le jugement sera rendu le 22 mars. Ces journalistes sont Dominique Lagarde de L'Express, José Garçon de Libération et Vincent Hervouët de la chaîne d'information LCI. Ce dernier est, rappelle-t-on aussi, actionnaire à hauteur de 10% d'une radio détenue par Ahmed Charaï (Radio Med), pour laquelle il réalise par ailleurs une chronique hebdomadaire. 6000 euros pour un article favorable au Maroc L'objet de la diffamation dénoncée par Mireille Duteil concerne notamment la chronique de Daniel Schneidermann, titrée «Maroc : le retour de l'abominable vénalité de la presse française ?», publiée le 19 décembre 2014 sur le site même d'Arrêt sur image. Dans cette chronique, il était notamment question de Chris Coleman qui diffusait sur son compte Twitter des documents confidentiels du ministère marocain des Affaires étrangères et de la DGED qui attestent, entre autres, que de nombreux journalistes français ont été «achetés» par Rabat pour produire des articles favorables au Maroc, soutenant la colonisation du Sahara occidental. Ces même documents évoquent aussi un échange de mails où Ahmed Charaï demande de l'argent à un interlocuteur afin, dit-il, de payer les quatre journalistes dont les noms étaient accolés à des sommes d'argent. Mireille Duteil, Dominique Lagarde, José Garçon et Vincent Hervouët ont tous rejeté ces accusations. Ahmed Charaï a également nié — dans un droit de réponse adressé en 2014 au Nouvel Observateur qui avait publié un article évoquant son rôle dans le «recrutement de mercenaires de la plume au service du makhzen» — avoir recruté ces quatre journalistes pour le compte des services marocains. Selon des observateurs, le directeur de L'Observateur du Maroc s'est davantage enfoncé en essayant de se disculper. Pour eux, il n'a fait que confirmer ses relations intimes avec les journalistes français dont les noms apparaissent dans les «câbles» diffusés par le hacker marocain. «En 20 ans, j'ai pu lier des amitiés un peu partout dans le monde. Les quatre journalistes que vous citez me font l'honneur de leur amitié. Ils collaborent avec mes supports depuis plus d'une décennie (…)», a-t-il attesté dans son droit de réponse. Conflits d'intérêts Dans une chronique publiée vendredi 19 janvier 2018, intitulée : «Maroc et corruption médiatique : deux absents obsédants au tribunal de Paris», Daniel Schneidermann s'étonne que «ni la journaliste Mireille Duteil ni le directeur du Point, Etienne Gernelle, ne sont venus assister au procès en diffamation à propos du Maroc, intenté à Arrêt sur image et Orient XXI». Le directeur du site Arrêt sur image se demande aussi «pourquoi Mireille Duteil n'est pas venue clarifier le statut de sa collaboration avec L'Observateur du Maroc, dont le directeur, Ahmed Charaï, est un proche du pouvoir marocain ?» et pour quelle raison «elle n'est pas simplement venue dire si elle était payée pour cette abondante collaboration, et si oui, combien ?» Il dit ne pas comprendre également «pourquoi Gernelle (ou son prédécesseur Franz-Olivier Giesbert) ne sont pas venus dire s'ils connaissaient l'existence de cette pige, et si cela ne constituait pas, à leurs yeux, un conflit d'intérêt dans sa couverture du Maghreb pour un grand hebdomadaire indépendant comme Le Point ?» «Pourquoi ne sont-ils pas venus expliquer les raisons du black-out, dans Le Point (…) sur le conflit du Sahara occidental, à enjeu stratégique pour le pouvoir marocain ?» s'est encore interrogé Daniel Schneidermann. En revanche, le chroniqueur a précisé que plusieurs journalistes français et marocains se sont succédé pour témoigner «du lobbyisme infatigable et tentateur que déploie le Maroc auprès de la presse internationale». Parmi eux, Ignacio Cembrero (ex-El Pais), Jean-Pierre Tuquoi, ex-spécialiste du Maghreb au Monde, et Aboubakr Jamai, journaliste marocain installé en France. «On n'écrit pas gratuitement pour une publication qui n'a pas de lecteurs», a rappelé Ignacio Cembrero. «Au Maroc, la situation de la presse francophone est assez simple : ils vivent des subsides du régime», a renchéri Jean-Pierre Tuquoi. Journaliste marocain réfugié en France, Aboubakr Jamai a rappelé, quant à lui, la nocivité, pour les journalistes indépendants marocains, de «ces personnes qui donnent une image erronée du régime».