Le nouveau président de la commission parlementaire chargée de veiller sur la mobilisation de l'Etat dans la lutte contre la mafia n'est pas un homme politique ordinaire. Connu pour son combat sans merci contre la mafia, d'abord en tant que journaliste, ensuite en publiant plusieurs livres qui dénoncent Cosa Nostra, dont le plus célèbre, Outre la coupole, lui ont valu des menaces de mort de la mafia, dans sa ville, Palerme. Francesco Forgione, 46 ans, nous explique sa conception de la lutte contre cette plaie qui gangrène encore l'Italie. Vous avez affirmé, lors de votre investiture, devant le Parlement, qu'il fallait « frapper la normalité de la mafia ». Quel visage a la nouvelle mafia, et comment la démasquer si elle se présente sous cet aspect « de normalité » ? La mafia n'est plus la famille de malfrats de Corleone, mais un véritable holding du crime qui active tranquillement dans les grandes capitales financières du monde, Paris, Londres, New York, Hong Kong... En Italie, les nouveaux mafiosi sont médecins, voire des professeurs et des chefs de service d'hôpitaux. Ils sont avocats. Les nouveaux mafiosi n'ont pas le profil du dernier boss arrêté, Provenzano, un vieil homme, illettré et rustre. Aujourd'hui, la mafia menace de faire main basse sur les marchés publics, la santé, le bâtiment... Elle réalise des bénéfices de l'ordre de 100 milliards d'euros par an. C'est le chiffre officiel, car quand on parle d'activités criminelles, illégales, il est difficile de quantifier de manière exacte ce phénomène. En 2000, à la conférence de Palerme pour l'adoption de la convention pour la lutte contre la criminalité transnationale, les experts de l'ONU ont révélé que le chiffre d'affaires des mafias, à travers le monde, frôlait 8% du PIB mondial, soit plus que les revenus du commerce mondial de fer et d'acier réunis. Comment évaluez-vous l'action du gouvernement précédent dans le domaine de la lutte contre la mafia ? Notre commission, constituée de 25 députés et de 25 sénateurs issus aussi bien de l'opposition que de la majorité au gouvernement, doit rester indépendante de ces deux parties, surtout parce qu'elle est investie d'un mandat d'investigation politique et juridique. Ceci dit, je pense que dans l'ensemble on n'a pas réussi à agir en profondeur et à frapper l'essence de la présence mafieuse, c'est-à-dire le processus d'accumulation illégal de capitaux et de richesses. Car le Parlement a manqué de volonté, par exemple, pour mettre au point une loi répressive qui favorise la confiscation rapide des biens de la mafia. Mais, il faut se tourner vers l'avenir. Les mafias sont puissantes car elles vivent des liens qu'elles tissent avec la politique, les institutions et l'économie, sinon il s'agirait d'une forme ordinaire de criminalité organisée. C'est pourquoi la magistrature a besoin de sérénité pour mener sa lutte contre la mafia. Les juges doivent être soutenus et confortés dans leur conviction que leur action de légalité ne doit pas s'arrêter face à la finance, à l'économie ou à la politique. On ne peut couvrir de louanges les juges lorsqu'ils arrêtent un boss comme Provenzano et mettre en discussion leur action lorsqu'ils touchent à la sphère politique. Vous avez dit que les mafias deviennent souvent « un facteur qui conditionne la politique, en créant des poches de consensus social autour de leur action et en modifiant le rapport entre politique et besoin, altérant de la sorte les règles de la démocratie ». La gauche au pouvoir doit doubler de vigilance ? Il faut d'abord souligner que les mafias n'ont pas de couleur politique, elles ne sont ni de droite ni de gauche. Mais elles s'inspirent toutes de la même idéologie, qui est celle de l'accumulation de plus de richesses, de force et de pouvoir. De ce point de vue, le centre-droit et le centre-gauche, lorsqu'ils exercent le pouvoir, sont exposés au même degré. Si la politique réussit à créer les anticorps à même de bloquer les tentatives constantes de pression et de corruption des hommes politiques, si elle se rend imperméable ou si elle met en place des politiques préventives, elle se protège efficacement. Par exemple, si le système d'octroi des marchés publics n'est pas transparent, et si la loi, sous le prétexte de simplifier les procédures administratives, élimine les mécanismes de contrôle, elle rendra possible une connexion entre la présence mafieuse, les entreprises et la distribution des marchés. En matière d'urbanisme, lorsqu'on fait passer des lois qui favorisent la construction abusive, la spéculation...Vous savez, ce qu'on appelle en Italie « le cycle du ciment », c'est-à-dire le secteur du bâtiment, est un vrai filon pour la mafia. La mafia se trouve toujours là où il y a des œuvres publiques à construire. Comment lutter, selon vous, contre le blanchiment d'argent dans le bassin méditerranéen. Existe-t-il une collaboration efficace entre l'Italie et les pays de la rive Sud, malgré l'absence d'une législation unifiée ? C'est un grand problème justement parce qu'il n'y a pas une législation unifiée. On se trouve confronté à une vaste circulation de capitaux et à leur blanchiment. D'abord, il n'y a pas de grandes possibilités pour intercepter ces capitaux, car une chose est l'interception d'un bien immobilier, d'une propriété...et autre chose l'interception d'un capital à flux circulatoire. Les mafiosi, pour transférer un million d'euros, ont besoin de naviguer quelques secondes sur internet, et nous, pour lancer une commission rogatoire, on doit attendre plus de quatre mois. Ce qui démontre que l'activité mafieuse et l'activité qui vise à la contrecarrer sont en déphasage. Ajoutez à cela le fait que dans notre pays, le secret bancaire est encore en vigueur et il n'existe pas un fichier national des comptes bancaires, ni même celui qui répertorie le transfert de propriétés immobilières. Et j'avoue que je regarde avec horreur la perspective de faire de la Méditerranée une énorme zone franche. Les zones franches, qui permettent une libre circulation financière, seront des paradis inespérés pour les mafias qui en feront des places de blanchiment d'argent, par excellence. Vous avez dénoncé l'exploitation de l'immigration clandestine par des organisations criminelles. Vous avez parlé d'esclavage moderne… Lorsqu'il s'agit d'immigration clandestine, gérée par des organisations criminelles, on se trouve en présence de nouvelles formes de délits. Il ne s'agit plus de la seule traite des Blanches, qui génère des activités criminelles traditionnelles, liées à la prostitution, à l'exploitation et au travail au noir. Nous assistons, désormais, à la prolifération d'un marché du travail clandestin qui vit de l'exploitation sauvage de ces immigrés et même de l'esclavage. Il y a quelques jours, le procurer national antimafia, Piero Grasso, a dénoncé la disparition, en Italie, de 400 enfants. C'est une question très grave, car ces enfants sont manipulés par des organisations criminelles, d'une part pour les éduquer à l'illégalité, au vol, aux actions criminelles, d'autre part, fait encore plus dramatique, on s'en sert pour répondre à la nouvelle demande en organes humains destinés aux transplantations. Nous devons agir rapidement, en coordination, au niveau européen, mais surtout avec les pays qui vont faire leur entrée dans l'Union européenne (Bulgarie, Roumanie).