La capture du boss des boss de la mafia sicilienne, Bernardo Provenzano, en plein vote législatif, a fait sortir de son habituelle réserve et retenue l'ex-procureur anti-mafia de Palerme, Giancarlo Caselli, qui a déclaré : « A présent, on peut dire que nous sommes, aussi, le pays de l'anti-mafia. » Dans son livre Cose di Cosa Nostra (des choses de Cosa Nostra), Giovanni Falcone, procureur anti-mafia, écrivait : « On meurt, généralement, parce qu'on est seul ou parce qu'on est entré dans un jeu trop grand. On meurt, souvent, parce qu'on ne dispose pas des alliances nécessaires ou parce qu'on est privé de soutien. Celui qui a écrit ces phrases était conscient d'être l'ennemi numéro un de la mafia et de risquer sa vie, à chaque déplacement, même entouré de l'escorte du pool anti-mafia. Et il a fini par payer cher son courageux engagement à extirper la mafia de sa Sicile natale, après avoir mené, pendant plus de 11 ans, une vie très dure de réclusion et de solitude, dans un bunker du palais de justice de Palerme. Il s'apprêtait à se rendre en Suisse pour découvrir les noms de hautes personnalités italiennes qui se cachaient derrière des numéros de comptes secrets dans les banques helvétiques. Il avait franchi la ligne de non retour et les chefs de la mafia, déjà excédés par le maxi procès grâce auquel Falcone avait pu faire faire condamner plus de trois cents maffieux, ont décidé de l'éliminer. Il fut tué le 23 mai 1992, avec sa femme Francesca Morvilio, magistrat elle aussi, dans un attentat à la voiture piégée, à Capaci, près de Palerme Son compagnon de lutte et de solitude, sicilien lui aussi, Paolo Borsellino, fut assassiné deux mois après, le 19 juillet 1992. Quatorze ans après, la lutte contre la mafia est plus que jamais une des priorités des procureurs intègres et fortement imprégnés de l'esprit de sacrifice et de mobilisation contre ce fléau qui fait fuir les investisseurs de la péninsule et condamne des générations entières, de jeunes Siciliens, à une vie de marasme et de désespoir. Parmi les magistrats qui ont suivi les traces de Falcone et de Borsellino, et qui ont assisté à l'arrestation d'un autre super boss, Salvatore Toto Riina, le jour même où il devait prendre ses fonctions comme procureur anti-mafia à Palerme, est Giancarlo Caselli. Pour Caselli, l'arrestation de Bernardo Provenzano, survenu il y a quelques jours, est « très importante », mais ne suffit pas. « Il faut frapper, dans cette guerre à la mafia, son système de pouvoir, ses complicités et ses couvertures. » Pour le faire, il faut œuvrer dans « la continuité », a insisté le procureur en poste à Turin. Pour le procureur anti-mafia de Palerme, Pietro Grasso, l'arrestation de Provenzano « décapite la mafia car on l'a arrêté alors qu'il était en pleine activité et qu'il ne nous attendait pas ». Grasso est une figure imposante de la lutte contre la mafia, non seulement pour son engagement comme magistrat mais également pour son fin sens de l'humour, caractéristique des Palermitains, dont certains aiment à dire qu'ils l'ont hérité de leurs « ancêtres les Arabes ». Lors de la conférence de presse qu'il a donnée, Grasso ne cachait pas sa satisfaction. Lorsqu'on lui demande qui, selon lui, allait succéder à la tête de la mafia sicilienne après l'arrestation de Provenzano, il rétorque : « Vous vous préoccupez de la succession de Provenzano, alors que personne ne s'en fait pour ma succession au parquet de Palerme. » Et lorsqu'un autre journaliste voudrait savoir commen était-il possible que la femme du super boss lui envoyait régulièrement son plat de pâtes au four et qu'on n'ait pas pu localiser avant son refuge, Grasso, imperturbable, répond : « Justement, lorsqu'on l'a surpris, il écrivait à sa compagne pour lui dire de ne plus lui en envoyer. Cela prouve qu'après tous les détours que le paquet faisait, les pâtes ne lui arrivaient plus toutes fraîches. » L'ironie de Grasso se veut une manière de focaliser sur ce fléau l'attention des médias. Car la mafia est une plaie grave et qui gangrène la Sicile. On a beaucoup écrit sur la baisse de garde des hommes politiques dans la lutte de l'Etat contre la mafia. Certains analystes ont fait allusion à la responsabilité de puissants hommes d'affaires qui garantissent, selon eux, une protection constante aux réseaux de la criminalité en Italie, que cela soit au profit de la mafia sicilienne, de la N'drangheta calabraise ou de la Camorra napolitaine. Les images montrant des habitants de quartiers populaires napolitains attaquant les agents des forces de l'ordre venus arrêter des délinquants, les assassinats des parents des mafiosi repentis ou collaborateurs de la justice, le démantèlement de plusieurs groupes de trafic d'influence et de détournement de deniers publics gérés par la mafia et dans lesquels sont compromis de hauts responsables locaux ont suscité l'amertume et la tristesse des juges engagés depuis des années dans une lutte sans merci contre la criminalité. Les Italiens, surtout ceux qui vivent dans les régions septentrionales, se seraient-ils rendus à la fatalité d'une mafia omniprésente ? La culture de la légalité Soucieux de perpétrer l'esprit de sacrifice et de loyauté envers l'Etat de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, tout deux assassinés dans des attentats commandités et exécutés par la mafia, en 1999 et en 1992, de nombreux Italiens, de toutes les catégories sociales et professionnelles, se sont organisés dans des associations qui militent pour l'instauration d'une culture de la légalité. Car la répression contre la criminalité menée sans répit par la police et la justice ne suffit pas, et ne saurait éradiquer la mentalité de l'impunité et de l'illégalité si elle n'est accompagnée par une éducation vouée au respect de la loi. Fortes de cette conviction, plusieurs associations engagées contre la mafia ont été spontanément constituées en Sicile. Libera, l'une d'entre-elles, tente inlassablement d'inculquer la culture de l'anti-mafia. Don Luigi Ciotti, son président, travaille sans relâche, et grâce à la loi 109 de 1996 pour la confiscation des biens de la mafia à des fins d'utilité sociale a mis sur pied plusieurs coopératives agricoles et de services qui recrutent des jeunes chômeurs des régions du Sud. Les produits de ces coopératives sont commercialisés avec des étiquettes qui portent la dénomination de Libera et dont la vente permet de financer les activités de sensibilisation et de lutte contre la mafia, notamment à l'occasion de la journée nationale de la mémoire et de la mobilisation au profit des victimes de la mafia, célébrée le 21 de chaque année. Au lendemain de l'arrestation de Provenzano, des centaines de jeunes se sont retrouvés spontanément devant le palais de justice de Palerme, en signe de solidarité avec les juges et pour exprimer leur rejet du diktat de la mafia. « Il y a à peine dix ans, cela aurait été inimaginable. Cela fait chaud au cœur de voir que les nouvelles générations veulent prendre leur distance avec l'illégalité et le disent haut et fort », nous explique Amalia, une dame d'une cinquantaine d'années qui milite dans une association dont l'un des objectifs est de sensibiliser les jeunes sur les méfaits de la criminalité organisée. A Cefalù, un charmante localité balnéaire, à une centaine de kilomètres de Palerme, la saison touristique a déjà commencé. Des centaines de touristes, surtout des retraités anglais et allemands, mais aussi italiens du Nord, ont envahi les hôtels, à la grande joie des gérants et des 14 000 habitants, qui l'été fuient la ville devant le rush des estivants. A la réception de l'hôtel Mare Blu, deux jeunes filles rigoureusement habillées de leur uniforme d'hôtesse, accueillent les clients avec un sourire qui brille de tout le soleil sicilien. Elles s'excusent d'être lentes « parce que c'est notre premier jour de stage pratique ». Rita 22 ans et Francesca 21 ans sont originaires de Cefalù. Après avoir décroché leur diplôme de l'institut du tourisme et de l'hôtellerie de Palerme, elles espèrent pouvoir trouver du travail sur place et ne pas devoir émigrer au Nord, comme le faisaient leurs parents. « Ici, heureusement, la mafia n'a pas établi ses tentacules, et le tourisme reste notre seule ressource. La lutte contre la mafia, nous l'appuyons fortement car il y va de notre avenir », nous confie Rita, avant de nous conseiller de visiter la cathédrale « arabo-normanne » de Cefalù. Un véritable joyau architectural construit en 1131 par le premier roi de Sicile, Roger II, selon le style mauresque, avec ses arcs et les mosaïques byzantines savamment composées et qui décorent l'absyde du dôme. Mais l'engagement de ces organisations de volontariat se trouve souvent confronté à des velléités criminelles de la mafia locale. A Locri, en Reggio-Calabrie, un évêque qui avait réussi à créer des coopératives agricoles dont la production de mûres permettait à des centaines de jeunes des villages environnants de faire vivre leurs familles et de tourner le dos à la mafia, a dû vivre une frustrante expérience. Pour le dissuader d'entreprendre de telles initiatives de solidarité, les clans de la criminalité locale ont pollué l'eau d'irrigation des terres de la coopérative avec des substances chimiques qui ont détruit toutes les récoltes. Révolté, Mgr Giancarlo Bregantini a ordonné aux prêtres de toutes les églises de la province de condamner à l'excommunication les auteurs de tels actes de sabotage. En réponse à cette décision punitive, les maffiosi mis en cause ont carrément incendié cette fois les structures des coopératives de l'association. Le chef de la coalition de gauche et futur chef du gouvernement, Romano Prodi, a exprimé sa solidarité à l'évêque et à ses collaborateurs, et cette affaire a déclenché un grand débat public sur la présence pernicieuse de la mafia et l'obstination de ses relais à vouloir défier l'Etat. C'est pourquoi la nouvelle de l'arrestation spectaculaire de Bernardo Provenzano, « l'homme qui tire comme un dieu », comme l'appellent ses acolytes de Cosa Nostra, ne pouvait que redonner espoir aux hommes et aux femmes italiens qui luttent contre la criminalité et de susciter des analyses profondes et des commentaires passionnés sur l'évolution de la mafia et son adaptation à la nouvelle réalité du pays. Celui que les médias italiens ont fini par baptiser « le fantôme », tant en 43 ans de cavale la police anti-mafia lancée à ses trousses n'avait trouvé aucun indice susceptible de la mener à sa cachette, a laissé stupéfaits tous ceux qui s'attendaient à voir un parrain à l'allure imposante, comme celle de Al Pacino, dans le film Le Parrain de Francis Ford Coppola. Provenzano, un petit homme chétif, vieux et malade, ne répondait certainement pas à l'image du boss invincible et qui vit dans un luxe indécent. Derrière ses lunettes de vue, le cou entouré d'une écharpe blanche, il était à peine visible parmi les dizaines de policiers qui l'entouraient après son arrestation, dans un refuge insalubre et abandonné. L'expression timide et embarrassée de son visage tranchait curieusement avec la mine joyeuse des agents qui en l'escortant avaient un mal fou à réprimer leur joie après avoir réussi leur coup de filet : arrêter le boss le plus recherché d'Italie. Mais les instructions sont fermes, il est hors de question de se laisser aller à des effusions festives, coups de klaxons et cris de joie comme avaient fait leurs collègues du cortège de policiers qui avaient arrêté, il y a quelques années, Salvatore Toto Riina, un autre chef maffieux. L'exubérance des agents du pool anti-mafia avait été critiquée par les responsables politiques de l'époque. Même devant une telle victoire, il fallait conserver la retenue et la gravité que la lutte contre la mafia imposait, ne serait-ce qu'en mémoire du deuil que cette pieuvre apportait dans les familles italiennes. Les journaux italiens sont devenus, depuis la capture de Provenzano, une espèce de journal intime de ce boss. On y lit que Provenzano parle très peu avec les gardiens de la prison de haute sécurité de Terni, aux environs de Rome, où il est épié 24 heures sur 24 par des caméras de surveillance. On apprend qu'au directeur du centre pénitentiaire qui lui a proposé un livre, il a répondu : « Merci, mais je suis analphabète. » Cet aveu a laissé stupéfaits les investigateurs qui travaillent jour et nuit pour déchiffrer ses messages codés, adressés à ses « collègues » de la pègre sicilienne. Par contre, le boss continue de réclamer sa Bible, saisie dans le refuge de Corleone. Au fait, les enquêteurs doutent que ce soit la foi qui motive la requête du chef maffieux, mais plutôt parce que le livre qui contient de nombreuses notes écrites lui servait pour inventer des combinaisons et des systèmes de codes pour ses lettres. L'autre désir exprimé par le boss est celui de pouvoir finalement épouser la mère de ses enfants, car en 43 ans de cavale, il n'a pu le faire. Quant aux descendants de Provenzano, le procureur Grasso nous explique que la loi italienne ne les retient pas complices de la fuite de leur père et que, contrairement aux fils de Riina, qui avaient trempés dans le trafic de leur père et ont été condamnés pour cela, les Provenzano pouvaient « renier » leur père s'ils le voulaient. Et c'est le fils d'un autre célèbre chef maffieux, Impastato, convaincu par son frère qui avait payé de sa vie sa lutte contre le clan de son père, qui a invité les fils de Provenzano, dans une lettre publiée par un journal, à se démarquer de leur père. Et c'est pour ne pas laisser tomber dans le silence les crimes de Provenzano, on lui impute 40 homicides, et de tout les maffiosi que l'association Libera organisera une exposition de caricatures d'artistes italiens et d'autres pays qui militent, par leur talent, contre la criminalité et la corruption. Des dessins de Ali Dilem ont été également sélectionnés par les organisateurs pour faire partie des œuvres exposées.