Y a-t-il des systèmes politiques plus enclins à la corruption que d'autres ? La question, une fois la dénonciation ad hominem épuisée, a le mérite de ramener le débat à une donnée objective décisoire : le mode de gouvernement. La notion, entendons-nous bien, ne se limite pas au staff gouvernemental censément responsable de la conduite des politiques au quotidien, mais concerne bien plus largement les actes qui tendent à orienter la vie en commun et dont les effets s'imposent au demeurant à tous les membres de la collectivité. Le concept, par-delà les changements ministériels, se montre chemin faisant plus attentif à l'économie du lien politique entre gouvernants et gouvernés. Prenons, pour les besoins de la démonstration, deux modes de gouvernement fortement contrastés : l'Etat démocratique et l'Etat autoritaire. La corruption, sans égards pour les différences fondamentales qui séparent les deux régimes de gouvernement, touche indistinctement l'un aussi bien que l'autre. Mais là comme ailleurs, le régime démocratique s'avère, à Dieu ne plaise, moins enclin à la corruption que le régime autoritaire. Qu'est-ce qui rend toutefois le gouvernement représentatif moins enclin à la corruption que le gouvernement autoritaire ? Le non-arrangement du gouvernement démocratique avec la corruption tient, pour aller à l'essentiel, à une variable lourde : la transparence. Or qu'est-ce qui institue la transparence de la gouvernance sinon le principe libéral de l'accountability ? Les Anglo-Saxons insistent plus que d'autres pour que les gouvernants soient accountables , c'est-à-dire, littéralement, comptables de leurs actes. L'imputabilité ne se limite pas à faire des communiqués sur les réalisations du gouvernement ; elle suppose la soumission permanente de l'exécutif au contrôle judiciaire, parlementaire et citoyen. Or celle-ci ne peut s'exercer sans la transparence ; celle à titre d'exemples de la gestion du Fonds de Régulation des Recettes, des enveloppes budgétaires allouées aux wilayas, des budgets ministériels, de la passation des marchés publics, etc. L'Algérie est, formellement parlant, un Etat en « transition démocratique » qui organise des scrutins pluralistes tous les cinq ans pour procéder au renouvellement des mandats électifs. Néanmoins si le pays a vu se succéder douze ou treize gouvernements depuis la fin du régime du Parti en 1989 à ce jour, aucun d'entre eux n'a été contraint de rendre compte aux gouvernés de sa gestion des finances publiques. Les affaires de détournements de biens publics, de dilapidations de deniers publics, de prédation foncière, d'évasion de capitaux, de créances douteuses, de détournements de budget, d'abus de biens sociaux, de trafic d'influence, de violations du code des marchés publics n'ont pas manqué au cours de ces dix dernières années. Les affaires de grande corruption ont été nombreuses, elles aussi : de l'affaire Khalifa à celle de l'exportation des métaux ferreux et non ferreux en passant par les récents scandales des banques publiques, le montant des préjudices causés au Trésor public est effarant. En dépit de l'ampleur de la mauvaise gouvernance, c'est la « stratégie des trois S : sleep, silence, smile » (fermer les yeux, se taire, sourire) qui semble, pour l'essentiel, faire recette et s'imposer comme norme de gouvernement. On nous objectera le procès de l'ex-wali d'Oran, tenu, fait singulier, en présence de la presse. Le procès de Bachir Frik n'invalide pas le jeu politique mais contribue - à l'instar de celui intenté contre le général-major Belloucif - à le rendre au contraire plus crédible. Deux rapports accablants ont éclaboussé le Gouvernorat du Grand Alger, l'un émanant de la Cour des comptes, l'autre de l'Inspection générale des finances, sans que cela n'ait suffi à déclencher une procédure judiciaire contre les responsables de la gestion de cette instance déclarée, comble de l'illégalité, anticonstitutionnelle, et ce après trois ans d'exercice flamboyant… A l'évidence, la gouvernance en vigueur en Algérie ne rend pas les gouvernants comptables de leurs actes de gouvernement devant les gouvernés. La question qu'il faut se poser à présent est de savoir pourquoi les gouvernés ne réclament pas des comptes à leurs gouvernants ? Pourquoi les gouvernés n'exigent pas la publication systématique des rapports de la Cour des comptes, de l'Inspection générale des finances, du budget détaillé des ministères, des contrats, etc. ? Un facteur décisif est au principe de cette économie du lien politique entre gouvernants et gouvernés : l'achat de la paix sociale par la redistribution de la rentre. 76% des revenus de l'Etat algérien proviennent de la fiscalité pétrolière. Ce faible niveau d'imposition directe de la population procure à l'Etat algérien une autonomie fiscale exceptionnelle ; celle-ci lui permet notamment d'assurer la subvention de la population en biens et services publics (revenus, infrastructures, etc.) sans recourir, comme l'Etat démocratique, à la taxation de la société. Mais là où l'impératif de prélèvement direct de la société achève - en vertu du principe « pas de taxation sans représentation » (no representation without taxation) - d'instaurer un lien politique organique entre gouvernants et gouvernés, celui précisément de la transparence et de l'accountability, la subvention de la population par la distribution des revenus d'exportation des hydrocarbures parachève quant à elle la structure autoritaire du régime algérien : l'opacité de la gouvernance et la non-responsabilité des gouvernants devant les gouvernés. Pour contourner autant que faire se peut l'institutionnalisation de la représentation et son corollaire, l'impératif de l'imputabilité et de la transparence, la gouvernance de l'Etat algérien préfère, elle, mettre en place un autre régime de gouvernance : « pas de taxation, pas de représentation ». Bref, l'opacité est à l'Etat rentier autoritaire ce que la transparence est à l'imputabilité démocratique : une condition de possibilité. Le système politique algérien est plus enclin à la corruption parce qu'il n'est pas soumis à cette règle, qui se trouve au principe du régime démocratique, des « checks ans balances », littéralement des contrôles et des bilans. En garantissant la liberté et l'alternance, la démocratie est ce qui rend un gouvernement plus transparent qu'un autre, et partant moins enclin à la corruption qu'un autre.