«Economics is everywhere, and understanding economics can help you make better decisions and lead a happier life.» (Tyler Cowen, economist and New York Times columnist)(1). «A healthy economics has got to have both conceptual, theoretical research and applied, empirical research.» (Edmund Phelps, Nobel Prize of Economics, 2006(2). Introduction Peu importent les raisons qui ont conduit à la décision du ministère de l'Enseignement supérieur de licencier les chercheurs du Cread (Centre de recherche en économie appliquée au développement), cette décision, premièrement, est du domaine de l'absurde, de l'irresponsabilité et de la méconnaissance de l'intérêt suprême du pays — oui, de l'intérêt suprême du pays, ainsi que nous le verrons ci-après. En effet, elle met fin à une inestimable expérience accumulée par les chercheurs du centre pendant plus de quatre décennies dans les domaines de l'économie et du social qui ont commencé avec la création du CREA (Centre de recherche en économie appliquée) — l'ancêtre du Cread — en 1976. En second lieu, cette décision semble considérer la recherche en économie sociale comme une activité «infertile», voire «nuisible» à l'intérêt du pays. Cette décision, en troisième instance, met fin à la carrière longue et fructueuse de chercheurs qui ont produit, au cours des quarante dernières années, de nombreuses études dans tous les domaines de l'économie et du social — économie nationale, économie agricole, économie industrielle(3), économie de l'entreprise, économie du travail, économie internationale, etc —, qui ont effectué de nombreux sondages et enquêtes sur la situation de la population, et organisé plusieurs séminaires et conférences sur des divers thèmes socioéconomiques nationaux et internationaux. Que la tutelle le reconnaisse ou non, ces études et conférences ont directement ou indirectement servi à la prise de décisions de politique économique aux niveaux national et local. Etant données toutes ces contributions, il est légitime de poser la question: pourquoi cette décision de la tutuelle d'effacer tant d'années de réflexion et d'impact et de mettre fin à la carrière de ceux qui ont en été les promoteurs et les développeurs ? Cependant, avant de tenter de répondre à cette question, il est utile de rappeler brièvement — au moins pour ceux qui ne le connaissent pas — ce qu'est le Cread, son rôle et ses missions. Qu'est-ce que le Cread ? Quelles sont ses missions ? Comment est-il organisé ? Il faut tout de suite dire que le Cread a connu une mutation en plusieurs phases. Avant le Cread, il y a eu le CREA institué en 1976. En 1985, le décret 85-307 du 17 décembre 1985 crée le Cread. Par l'addition du «D» (développement) au sigle CREA, les initiateurs ont voulu lier la recherche effectuée par le Centre au développement local et national. Cela, en soi, suffit à contredire l'argument de la tutelle selon lequel le centre est éloigné des préoccupations du pays. Selon son texte de création, le Cread «conçoit et réalise des projets de recherche avec les partenaires socioéconomiques et des établissements scientifiques nationaux et internationaux. Il réalise des enquêtes ponctuelles sur des échantillons de populations, d'institutions et de professionnels de l'économie, pour collecter des données et des informations statistiques sur l'ensemble des phénomènes économiques et socioéconomiques». Il est aussi habilité à passer des contrats et des conventions lui permettant d'exploiter les données des enquêtes sur panels ou des échantillons réalisés par d'autres organismes de recherche, nationaux et internationaux, publics et privés. Par ailleurs, le Cread effectue des études et des recherches pour le compte des institutions et des établissements nationaux ou internationaux publics ou privés, utilisant, à cette fin, les ressources humaines nationales et l'expertise internationale. S'agissant des missions du Cread, elles sont aussi clairement définies par le décret de 1985 et sont étroitement liées à son domaine de compétence : les problèmes économiques et sociaux et de développement. Parmi ces missions, il y a lieu de citer : 1) conduire des études théoriques et appliquées sur le développement ; 2) faire des recherches économiques et sociales encourageant l'intégration intersectorielle, la maîtrise des technologies et une gestion plus efficiente de l'économie aux niveaux macro et microéconomiques ; 3) effectuer des études dans les domaines de la santé, de l'éducation, du travail, de la formation professionnelle et de l'habitat ; 4) faire des analyses et des synthèses sur l'économie monétaire aux niveaux national et international. Le décret exécutif 99-256 du 16 novembre 1999, en particulier dans son article 5, a étendu ces missions à d'autres, plus spécifiques : 1- constituter une veille scientifique et technologique liée au développement économique et social; 2- collecter l'information scientifique et technique, la traiter et la diffuser selon les besoins de l'économie ; 3- assurer la formation continue, le recyclage et le perfectionnement des chercheurs ; 4- évaluer le travail des unités, des laboratoires et des équipes de recherche. Pour réaliser toutes ces missions, le Cread est pourvu d'un organigramme qui, en décembre 2017, comprenait 4 divisions de recherche — DRD humain et économie sociale ; DRD agriculture, territoire et environnement ; DRD firmes et économie industrielle ; DRD macroéconomie et intégration économique —, 22 équipes de recherche, 3 unités de recherche, 78 chercheurs et 22 ingénieurs de soutien à la recherche. Une véritable «industrie» de la recherche. Sur le plan du management scientifique et administratif, le Cread est doté d'un conseil d'administration, d'un conseil scientifique et d'une commission des marchés publics. Les arguments fallacieux de la tutelle pour justifier la décision de licenciement Outre la question du licenciement et son argumentation, une autre question légitime doit être posée : pourquoi confier la gestion du Cread à un «conseil aux ordres» ? Et qu'est-ce que cela signifie, sinon de mettre le centre et les chercheurs «aux ordres» de la tutelle ! Pourquoi, en effet, remplacer un conseil scientifique déjà existant et performant par un conseil «aux ordres» ? La seule réponse logique à cette question est que la tutelle veut soumettre à l'aval préalable de la direction centrale chargée du suivi de la recherche les projets initiés par les chercheurs. Cela signifie en même temps que la tutelle considère les chercheurs comme des «mineurs» incapables de concevoir et de suivre leurs projets de recherche. Cela est une atteinte à l'esprit-même de la recherche, qui exige une grande liberté de penser, de concevoir et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. S'agissant de l'argumentation sur laquelle la tutelle a basé sa décision, elle est pour le moins fallacieuse et n'est pas fondée sur des faits avérés. L'un des arguments invoqués est que les chercheurs ne sont pas assez «productifs», comme si la recherche était une «usine de production de produits», oubliant que la recherche exige du temps — des mois, voire des années — entre son initiation et ses résultats. Par ailleurs, comme il a été indiqué ci-dessus, le nombre et la qualité des études effectuées par les chercheurs du centre au cours des dernières décennies contredit totalement l'argument de non-productivité. Par ailleurs, ces études ont servi, directement ou indirectement — que la tutelle le reconnaisse ou pas — à la prise de décision et la conception des politiques économiques et sociales adoptées par l'Etat aux niveaux national et local. En effet, sans ces études et leur impact réel, le paysage économique et social de l'Algérie ne serait pas celui qu'il est aujourd'hui. Nier cet apport et cet impact, c'est affirmer que tout le développement du pays jusqu'à ce jour s'est fait ex nihilo et de façon empirique par des politiciens «illuminés» qui n'ont pas besoin d'études scientifiques pour prendre les décisions de politique économique. Le deuxième argument utilisé pour justifier la décision est que les études — et par suite les chercheurs qui les ont conduites — ne sont pas «up-to-date» (à la page) et à la hauteur des standards internationaux de recherche. Il serait prétentieux de notre part — et les chercheurs eux-mêmes le savent — de prétendre que la recherche économique est au même niveau en Algérie que la recherche dans les pays développés, mais une grande partie des études effectuées par les chercheurs algériens sont lues et revues («reviewed», dans le sens anglais) par leurs collègues des pays développés. Les Cahiers du Cread — la publication principale du centre — sont lus et utilisés par des économistes et politiciens américains, anglais et autres. L'ironie, il faut le dire, est que ces études sont plus lues et utilisées par les chercheurs et politiciens étrangers que par les chercheurs et politiciens algériens. Et si la tutelle veut connaître la raison pour laquelle les études de nos chercheurs ne sont pas toujours — elles le sont dans beaucoup de cas — au niveau international, il faut qu'elle la cherche dans l'insuffisance, voire l'absence de moyens de recherche tels que livres, revues, participation aux conférences nationales et internationales, moyens informatiques, et bien entendu financiers aussi. Parmi tous ces outils, nous pensons que le livre occupe une place centrale dans la recherche. Et dans ce domaine, le manque est flagrant jusqu'à ce se demander comment les recherches sont-elles conduites sans cet outil stratégique. Si la tutelle veut aider la recherche et les chercheurs, il faut qu'elle résolve ce problème. Un des moyens serait d'instituer le système dit «Inter-Library Loans» (ILL) permettant aux chercheurs de se procurer un livre dans une bibliothèque d'une autre ville ou wilaya et, pourquoi pas — la globalisation étant une réalité —, dans une bibliothèque étrangère. Il suffit qu'elle demande aux chercheurs — qui connaissent comment le système fonctionne — de l'aider à l'instituer, encore faut-il qu'elle le veuille. Plutôt donc que de critiquer les chercheurs et de leur reprocher d'être loin des normes internationales, la tutelle a mieux à faire en procurant les moyens dont les chercheurs ont besoin pour entrer en compétition avec les centres de recherche étrangers. La tutelle devrait aussi développer les moyens informatiques et les procédures qui soulageraient les chercheurs de leurs charges trop lourdes et leur permettraient de se consacrer pleinement à leurs recherches. Le troisième argument invoqué par la tutelle est celui de la compétence de l'instance qui devrait fournir l'espace de travail aux chercheurs. En effet, selon elle, ce serait aux universités de procurer cet espace de travail. Cet argument montre, on ne peut mieux, que la tutelle ne comprend pas que l'université et la recherche sont des frères siamois, qu'elles vont de pair et que dans les pays développés — avec lesquels elle ose mesurer nos chercheurs — les universités et les centres de recherche travaillent en étroite collaboration, créant ainsi un lien vital entre le monde réel et la recherche. En comprenant ce lien indispensable entre la recherche et l'université, mais aussi entre la recherche et le monde économique et social, et en facilitant son établissement et son institutionnalisation, la tutelle aiderait à la fois la recherche et le monde réel à se mettre au diapason du niveau de développement atteint par d'autres pays, pas toujours plus développés que l'Algérie. Le quatrième argument invoqué par la tutelle est que le pays a plus besoin de «mesureurs» que de théoriciens, plus de comptables et de microéconomistes que de macroéconomistes, plus d'ingénieurs et de statisticiens que d'économistes. Cet argument montre que la tutelle tombe dans le piège selon lequel il n'a pas de lien (de «bridge») entre la macro et la microéconomie. C'est la théorie connue en économie sous le nom de «no-bridge theory». La réalité est que l'économie est «une» et qu'elle est simplement «divisable» (ou «divisible») en parcelles pouvant être étudiées séparément, mais en n'oubliant pas qu'elles font partie d'un «tout» qui est l'économie nationale (ou globale, selon le cas). En comprenant cette unité, la tutelle devrait alors comprendre que l'économie a besoin aussi bien de statisticiens, de microéconomistes, de macroéconomistes et de comptables pour mener à bien l'objectif du développement économique et social. Le cinquième argument fallacieux est celui de croire que l'ère du développement agricole est finie en Algérie et qu'il faut la remplacer par l'économie numérique. C'est totalement ignorer la situation de l'économie algérienne qui a toujours, et sera toujours à prédominance agricole. Ce que la tutelle oublie, en effet, c'est que le pétrole et le gaz ne sont pas éternels et que c'est l'agriculture qui permet l'autosuffisance alimentaire et qui, de ce fait, doit recevoir une attention encore plus particulière de nos chercheurs. En effet, si l'or noir (les hydrocarbures) sont éphémères, l'or vert (l'agriculture) est et sera toujours là pour fournir la base de la vie humaine. Quel est l'impact de la décision de licenciement des chercheurs ? Le tout premier effet de cette décision — encore une fois irresponsable et à courte vue — est de décourager les universitaires à s'engager dans des activités de recherche. Au lieu, en effet, de se lancer dans la recherche, la majorité des universitaires vont — en plus de leurs activités d'enseignement — choisir d'aller dans les secteurs économiques, principalement les entreprises publiques ou privées, ou dans les secteurs informels, où le profit est précisément le plus grand. Ce faisant, ces universitaires satisferont pleinement leurs besoins financiers — en tout cas mieux que s'ils s'engageaient dans la recherche — mais s'éloigneraient de leurs préoccupations de recherche qui, pour certains d'entre eux, sont plus importantes que la contrepartie monétaire. Ceci contredit, en même temps, l'argument de la tutelle selon lequel les chercheurs sont des «assoiffés» du gain monétaire et qu'ils privilégient cela à leurs aspirations de recherche. Le second effet de cette décision est d'encourager le «brain drain» (la fuite des cerveaux) de l'Algérie vers les pays développés et, ainsi, priver l'économie nationale des capacités intellectuelles dont elle a tant besoin et pour lesquelles elle a investi des sommes faramineuses, aussi bien en monnaie nationale qu'en devises. Et si ce processus dure assez longtemps, il accentuerait le phénomène de développement, aggravant davantage la situation de sous-développement dans laquelle se trouve déjà le pays, même si certains se leurrent en pensant qu'on en est déjà sorti et que l'Algérie est maintenant à un stade supérieur de son développement : celui de pays «émergent». Un tel exode des cerveaux accroîtrait le «gap» (l'écart) déjà très grand entre les pays du Sud, comme l'Algérie — qui perdraient leurs ressources les plus importantes formées au prix le plus fort — et les pays du Nord —qui en bénéficieraient largement. Le troisième effet de cette décision — et qui est non négligeable — est l'impact sur les chercheurs eux-mêmes et leurs familles. Du jour au lendemain, en effet, cette décision mettra sur le «marché du chômage» — pire encore, sur le «marché du chômage intellectuel» — des chercheurs dont l'expérience et l'expertise ne seront plus utilisées. En outre, cela accentuerait le taux de chômage actuel atteignant dans certains secteurs 30%, la vie de ces chercheurs et de leurs familles serait tout d'un coup jetée dans l'inconnu. Ou plutôt, les jetterait dans les rangs de la résistance et de l'opposition à un «système» qui est déjà très fragile. Et, sachant qu'un «chômeur intellectuel» est plus redoutable — pour le «système» —qu'un «chômeur manuel», il n'est pas difficile de concevoir les conséquences possibles de cette décision. Enfin, l'absence d'études sérieuses sur la situation et l'avenir de l'économie nationale aura, sans aucun doute, un impact crucial sur la qualité des politiques économiques et sociales que prendront les instances politiques du pays suite à cette décision. Cela signifie, en effet, que, après cette décision, le gouvernement aux niveaux national et local n'aura plus aucune base scientifique pour la conception et l'adoption de ses politiques socioéconomiques. L'économie fonctionnerait alors au jour le jour et de façon empirique sans que l'on puisse savoir ce que ces politiques apporteraient ou plutôt détruiraient. Conclusion Comme nous l'avons vu, le Cread est non seulement un centre de recherche mais une institution stratégique de l'Etat et son rôle et son prestige sont reconnus non seulement à l'échelle nationale, mais au plan international. La décision de la tutelle de mettre fin à la carrière des chercheurs du centre équivaut à la mise à mort de l'essence — voire de l'âme même — de cette institution. Cette décision aura aussi des conséquences négatives à court et long termes sur le développement économique et social du pays et priverait l'Etat d'un instrument privilégié de base de la stratégie et de la politique socioéconomique et de son intégration graduelle et rationnelle dans l'économie globale. Il faut préciser — et cela est important — que la communauté des chercheurs et des universitaires en général n'est pas opposée à ce que des réformes soient entreprises pour améliorer le fonctionnement du centre et l'ériger au niveau des grands centres mondiaux de recherche. Et c'est précisément là que la tutelle peut jouer un rôle positif : mettre à la disposition du centre les moyens modernes (software, hardware) et le financement dont il a besoin pour réaliser ses missions. Nous espérons donc que le ministère et sa direction chargée de l'administration de la recherche revoient cette décision de licencier des cadres dont le pays a tant besoin pour son développement économique et social. Nous appelons aussi la communauté universitaire à être vigilante et à dire non à l'absurde et à l'inconsistance. Par Arezki Ighemat Ph.D en économie Master of Francophone Literature (Purdue University, USA) Ancien chercheur au Cread
Notes: (1) L'économie est partout, et comprendre l'économie peut vous aider à prendre de meilleures décisions et mener une vie plus heureuse. (2) «Une science économique saine doit comporter à la fois une recherche conceptuelle et théorique et une recherche appliquée et empirique.» (3) L'auteur du présent article a lui-même produit une longue étude sur l'industrie des biens d'équipement en Algérie lorsqu'il était chercheur au Cread en 1980.