Les cinéphiles du monde entier, lorsqu'ils évoquent le cinéaste américain King Vidor (1894-1982), placent au-dessus de tout son impérissable chef-d'œuvre Duel au soleil (Duel in the sun) qu'il avait tourné en 1946, mais dont l'influence esthétique reste intacte aujourd'hui encore. En 1956, King Vidor réalise une adaptation de Guerre et paix, la sublime fresque romanesque que le grand écrivain russe Léon Tolstoï (1828-1910) a consacrée aux guerres napoléoniennes. Ce film, diffusé sur Arte, est d'abord une grosse machinerie hollywoodienne qui ne restitue pas, en dépit du talent personnel de King Vidor, l'esprit du message humaniste du roman de Léon Tolstoï, à défaut d'être à la hauteur de son caractère historique. L'écrivain russe, avec une formidable puissance de description, s'était attaché à décrire les horreurs de la guerre tout en explorant la dimension psychologique de tous les acteurs du conflit. A la décharge de King Vidor, il est évident que la redoutable précision de l'ouvrage littéraire de Léon Tolstoï ne pourra jamais être égalée, car Guerre et Paix est, tout ensemble, une encyclopédie des techniques de la guerre, un précis d'histoire, une étude psychanalytique et un guide de l'Europe du XIXe siècle. En fait, Léon Tolstoï est l'artisan, avec Guerre et Paix, d'un monument de la littérature universelle. King Vidor, dans sa version américaine, n'en prend pas la mesure. Le défaut majeur de son film est de traiter les personnages du roman en deçà de leur épaisseur originelle. Cela est surtout vrai pour le personnage de Pierre Bezoukhov qui occupe une place centrale dans la roman de Léon Tolstoï. En confiant ce rôle sensible à un Henry Fonda déjà vieillissant, King Vidor enlève au personnage toute charge dramatique. Henry Fonda ne traduit pas la fragilité, ce désespoir latent, ce dégoût de la vie chez Pierre Bezoukhov que Léon Tolstoï avait si admirablement dépeints dans son roman. Henry Fonda caricature Pierre Bezoukhov plus qu'il ne l'illustre. Mais de façon plus globale, c'est le travers du film de King Vidor que cette tentation de la caricature qui a dénaturé le sens du roman original. Et bien cette adaptation américaine de Guerre et paix pose la question de la vraisemblance au cinéma. Et c'est à cet égard que la comparaison est quasiment inévitable avec la version russe de Guerre et Paix du cinéaste Serguei Bondartchouk( 1920-1994), plus proche d'un roman dans lequel elle est culturellement immergée. Serguei Bondartchouk, qui fut l'une des icones du cinéma soviétique, est un spécialiste des guerres napoléoniennes avec Guerre et Paix (1965 et 1967) mais aussi avec Waterloo (1970) dont le moins que l'on puisse dire est que ce sont des films enracinés dans l'histoire russe. A l'inverse, Guerre et Paix de King Vidor est un film distant de ce référent historique. Il en aurait été de même si Serguei Bondartchouk avait tourné à Moscou un western américain. On ne croit pas un seul instant, dans le Guerre et Paix de King Vidor, que Mel Ferrer incarne vraiment le prince André Bolkonski et que Audrey Hepburn soit une Natacha Rostov vraiment convaincante. On préférera alors toujours King Vidor lorsqu'il parlera de ce qu'il connaît le mieux : l'Amérique. Guerre et Paix est loin d'être son film majeur. Il faut se tourner, de ce point de vue, vers Duel au soleil dans lequel King Vidor exprime toute la complexité américaine dans un récit qu'il construit comme une tragédie grecque en racontant comment deux cousins Lew Mac Canles (Gregory Peck, 1916-2003) et Jess Mac Canles (Joseph Cotten 1905-1994) vont s'affronter pour la vénéneuse Pearl Chavez campée par la légendaire Jennifer Jones (1919). Duel au soleil est un trésor du cinéma classique pour la qualité de son écriture, mais aussi pour la force de son investissement esthétique qui avait justifié que King Vidor s'adjoigne les services du directeur de la photo et réalisateur William Dieterlé auquel les cinéphiles doivent une magnifique version cinématographique des Misérables de Victor Hugo. Montrer Duel au soleil aurait mieux rendu justice à King Vidor que Guerre et Paix qui, cinquante ans après sa réalisation, fait bien son âge.