Les anthologies littéraires se suivent et ne se ressemblent pas. Si elles obéissent à la souveraine subjectivité du maître d'œuvre, elles répondent aussi à d'inévitables contraintes. Parmi ces contraintes, on peut citer les droits des auteurs (ou des éditeurs) et, plus inattendus, les choix de tel ou tel écrivain de ne pas figurer dans de tels ensembles. Les Quatre anthologies* conçues par Guy Dugas, spécialiste des littératures francophones méditerranéennes, n'échappent pas à ces évidentes résonances, tout en présentant les littératures maghrébines de langue française de manière ni partielle ni orthodoxe. En effet, le projet central a été d'élaguer la traditionnelle division entre les lettres maghrébines d'expression française et la littérature française du Maghreb (colonial ou post-indépendant) en intégrant d'autres romanciers dont l'espace d'énonciation a été occasionnellement les trois pays de l'Afrique du Nord. Aussi, les auteurs retenus transcendent-ils leurs communautés d'origine (normalisées généralement par leur langue maternelle ou leur religion) pour la mise en œuvre d'un territoire littéraire croisé, confronté, contrasté. En cette double phase de mondialisation et d'exception culturelles, la thèse de la nationalité littéraire si chère à Malek Haddad est de nouveau circonscrite ici pour sortir du ghetto du droit du sang ou du droit du sol. Le droit de plume, voilà le nouvel enjeu à (re)penser par ceux appartenant à une aire linguistique commune. Les quatre anthologies concernées aident à y parvenir. Des trois pays du Maghreb, l'Algérie et Mohammed Dib sont doublement consacrés. Le volume Un rêve de fraternité (1997), donnant une nouvelle version de Un Eté africain d'un auteur s'interrogeant sur les événements, est suivi de Romans de la guerre (2002), où l'on peut lire Qui se souvient de la mer, roman marquant une rupture pour « une épopée en train de naître ». Dans ce vaste diptyque, nous assistons à une Algérie en pleine métamorphose face aux exigences de l'histoire. Il y a d'abord un désir profond de conciliation d'écriture autour du centenaire et aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, alors que le réel politique se manifeste loin de l'imaginaire formateur des écrivains (naissance de mouvements indépendantistes et autres associations de rupture, nouveau statut de l'Algérie de 1947 accroissant les inégalités intercommunautaires, radicalisation des mouvements nationalistes). Cette période charnière met toutefois en filigrane les voies diverses dans lesquelles commencent à s'engager les écrivains natifs ou non d'Algérie, tel l'incisif Eternel Jugurtha, un autoportrait affectif et intellectuel de Jean Amrouche. Vient ensuite un pays en décolonisation qui voit différents auteurs prendre parti dans un conflit outrepassant les deux camps en présence. Ce n'est pas seulement une guerre algéro-française, mais aussi une confrontation algéro-algérienne ainsi qu'un conflit franco-français. Entre une Algérie de papa et une Algérie algérienne, les fictions des écrivains se sont avérées aussi lucides que les visions des politiques. L'anthologie retenue pour le Maroc, la première à être publiée en 1996, est centrée autour des Villes impériales. Un large éventail est proposé : de François Bonjean, avec son subtile Confessions d'une jeune fille de la nuit (le drame d'Aicha, épouse en quête d'amour marital devenu connaissance divine) à Ahmed Séfrioui et son classique La Boîte à merveilles (ou l'enfance paradisiaque en dépit d'enfants et d'adultes sans complaisance). Enfin, l'anthologie réservée à la Tunisie, la dernière à paraître en 2005, réserve quelques surprises. Toutes les communautés et ethnies sont représentées, y compris une lointaine diaspora russe installée après la Première Guerre mondiale, au moment où le Protectorat « distilla son poison de modernité » qui fera éclater une authentique mosaïque culturelle. D'où la lecture d'un vaste panorama d'idées et de sensations mêlées montrant que la littérature est plus que jamais l'expression de l'homme dans sa dualité individuelle ou sociale. Les quatre anthologies renferment, en fin de volume, des dossiers où l'on trouve de bonnes chronologies, des notices substantielles sur les auteurs et quelques documents rares, tel ce méconnu Appel des 158 (partisans de l'Algérie française) contrant le célèbre Manifeste des 121 (sur l'insoumission). Elles constituent de forts ouvrages (plus de 1000 pages de lecture par volume !) d'utilisation pratique (couverture souple et papier bible) qui en font des instruments de travail sûrs pour le lectorat s'intéressant au Maghreb. (*) Editions Omnibus, Paris, 2006 (réédition à l'occasion du cinquantenaire de l'Indépendance du Maroc et de la Tunisie).