Me Farouk Ksentini, porte-parole du pouvoir en matière de droits de l'homme, vient d'enregistrer une grande avancée dans le tragique dossier des disparitions ; il vient d'avancer le chiffre de 5000 et déclara - ce qui est à notre connaissance un progrès - qu'ils ont disparu « après avoir été convoqués par les services de sécurité ». La formule est prudente et équivoque, elle est aussi malléable. La responsabilité des « services de sécurité » n'est pas affirmée, elle est seulement insinuée. Mais quoi qu'il en soit, si ces services, organes et agents de l'Etat, sont impliqués, les victimes des agissements ne doivent plus être pris en charge par la solidarité nationale, comme aime à le répéter Me Ksentini, mais par « la responsabilité de l'Etat ». La polémique autour des disparus continue à s'alimenter et à alimenter la chronique. Cette tragédie demeure encore l'enjeu de spéculations et de surenchères politiciennes. Lorsque la politique au sens ignoble du terme investit un espace ou une question, l'humanitaire en sort. Il y a quelques jours, le président de la CCNDH avait déclaré à propos des disparus que « l'Etat était responsable mais pas coupable » et il a peut-être raison comme il a peut-être tort ; les cas sont nombreux et les dossiers différents. Chaque disparu est un cas d'espèce, il n'y a pas « les disparus », il y a des disparus. L'avocat de l'Etat en matière des droits de l'homme se fourvoie dans une logique non juridique. Il avait, il y a quelques jours, inventé la formule géniale qui distingue et sépare « responsabilité et culpabilité ». Comment peut-il exclure la culpabilité maintenant qu'il affirme que la disparition a suivi la convocation par les services de sécurité ? Tout fait précédant un autre est présumé en être la cause. Dans tous les pays, l'Etat est responsable du fait de ses agents. Les services de sécurité sont les agents de l'Etat, il est coupable de leur culpabilité. Admettre la responsabilité et exclure la culpabilité, cela revient tout simplement à rendre licite le rapt, le kidnapping et peut-être le crime, l'exécution sommaire et que sais-je encore ? Et, pire que tout cela, la disparition. Comment peut-il exclure la culpabilité de l'Etat, de ses agents ou de ses structures alors que sur ces dossiers règne une obscurité totale et aucune affaire d'un disparu n'a été jugée. Me Ksentini avec cette assertion d'une extrême gravité et jugeant à l'emporte-pièce des milliers de cas a-t-il pris la parole en tant que censeur des violations des droits de l'homme ou comme porte-parole des structures du pouvoir ? Comment peut-il évacuer la culpabilité de l'Etat d'une façon aussi sommaire et aussi laconique ? Que répondrait ce « défenseur des droits de l'homme » qui se surprend dans la défense des autorités, devant un dossier de disparus dont la prison de l'Etat est le dernier endroit connu, permis de communiquer à l'appui ? Dans ce cas-là, l'Etat ou ses agents sont-ils responsables ou coupables de la disparition ? L'Etat est innocent, jetez tous les disparus dans le même sac et Dieu reconnaîtra les siens, semblait-il dire. Le voilà sortant lamentablement d'une réserve qui sans aller jusqu'à le crédibiliser lui aurait au moins offert le bénéfice du doute s'il avait su s'y cantonner. Il nous étonne davantage en déclarant dans son dernier communiqué à propos de l'indemnisation controversée « au cas où celle-ci serait proposée par l'Etat au titre de la solidarité nationale », a-t-il ajouté. Les mots ont leur sens en droit davantage qu'en politique. Lorsqu'on affirme que l'Etat est responsable, cela veut dire que ce dernier doit assumer les conséquences de la situation dans le cadre de la mise en jeu de la responsabilité de l'Etat ; mécanisme juridique de droit administratif qui a ses propres règles, sa propre rigueur et sa propre philosophie. Ce mécanisme de prise en charge se distingue de « au titre de la solidarité nationale » dans laquelle s'insérerait l'indemnisation « au cas où celle-ci serait proposée par l'Etat. » La tragédie est certaine, l'indemnisation, quant à elle, n'est qu'éventuelle et son cadre défini, la solidarité et non le droit. La solidarité nationale et non la responsabilité de l'Etat. Ces deux cadres sont complètement différents aussi bien dans leur philosophie que dans leur mise en œuvre. La responsabilité de l'Etat est plus sécurisante, plus rigoureuse. La solidarité nationale est un cadre aux contours imprécis et une connotation caritative qui risque d'être une blessure supplémentaire, une insulte de trop pour les bénéficiaires. Nous ne savons pas si les disparus sont terroristes ou non, ils sont présumés innocents, et la présomption d'innocence est un principe des plus fondamentaux des droits de l'homme. La responsabilité pénale ne peut être qu'individuelle et les attitudes de Me Ksentini sur ce dossier dérivent vers une prise en charge de groupe qui implique la responsabilité collective des disparus. Ce dossier a été souillé par des manipulations politiciennes. L'issue respectable est une prise en charge judiciaire, dans le cadre du droit, des garanties de procédure pénale avec notamment le respect du principe du contradictoire. Un véritable procès pour chaque dossier. Une approche qui relève de la casuistique, un traitement au cas par cas où l'on arrêtera les responsabilités personnelles des coupables ou des victimes. L'Etat sera tenu pour responsable du fait de ses agents qui ont agi en dehors du cadre légal. Il sera culpabilisé et responsabilisé dans certains cas et acquitté et mis hors de cause pour d'autres. Il y a lieu de soustraire cette tragédie à toute spéculation ou récupération de tout ordre, et pour cela il faut la placer sur le terrain du pur droit, l'éloigner de toute surenchère, spéculation, démagogie vindicte ou stratégie et positionnement politique. Pour l'heure, c'est la dernière stratégie de rentabilisation et d'exploitation politique d'une douleur inhumaine qui a prévalu. En dehors du droit et du droit pur, point de salut. Me Ksentini, notre ministre des droits de l'homme, se confond dans ses lamentables contradictions. Il a peut-être compris, mais il a sans doute fait comprendre qu'on ne peut servir et les droits de l'homme et la raison d'Etat. Cependant, là ce sont une extrapolation et un débat sur lesquels nous reviendrons