Le documentariste Ben Lewis, dans L'humour aux pays des soviets (2006), a exploré une forme ancienne et diffuse de résistance à des dictatures vite devenues inhumaines. Son film, diffusé sur Arte, raconte comment, depuis l'avènement de Staline et auparavant sous Lénine, l'humour avait constitué un rempart contre les atteintes aux libertés, dont celles de s'exprimer et de créer. Un moyen d'autodéfense en fait par lequel le peuple faisait face à l'oppression. Les blagues les plus décapantes circulaient sur le maître du Kremlin contraignant le régime à instituer une véritable police de l'esprit dont la tâche prioritaire consistait à traquer les auteurs de mots d'esprits, souvent plus virulents qu'une manifestation publique. Il était risqué, sous Staline, de pratiquer l'art de la dérision. Pourtant, Staline lui-même se piquait de ne pas manquer de cette verve corrosive qui lui permettait de pourfendre ceux qui lui déplaisaient. Ce qu'il n'aimait par contre pas, c'est que les piques des humoristes anonymes le prennent pour cible. D'où son acharnement à réduire au silence les mauvais plaisants qui s'amusaient de ses travers et de ceux du régime. Bien après qu'il eut disparu de la scène soviétique, Staline continuera de nourrir des blagues certes apocryphes mais dont la férocité montrait bien que ses années de pouvoir avaient laissé des traces. Cet esprit contestataire s'est répandu par la suite dans toute l'Europe de l'Est sous influence soviétique. Lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie, en 1969, par les troupes soviétiques, la ville de Prague vit fleurir des milliers d'affiches, ces célèbres samizdat, qui s'en prenaient à l'intervention militaire d'un pays réputé allié. Le printemps de Prague venait d'être dissipé par d'énormes nuages et cela coûtera à son initiateur, Alexandre Dubcek, de finir comme jardinier. Le mot d'ordre était d'attaquer l'URSS avec des réparties incisives plutôt qu'avec des armes. L'une des blagues à succès de cette sombre période était celle-là : Comment les soviétiques rendent-ils visite à leurs amis ? Réponse : en char. Une autre blague célèbre faisait les délices des Praguois. C'est la suivante. « Quel est le plus grand pays neutre du monde ? » Réponse : « La Tchécoslovaquie, car elle ne s'occupe même pas de ses affaires. » Il y avait eu, bien évidemment, le précédent hongrois pour signaler que toute velléité d'indépendance par rapport à Moscou serait étouffée dans l'œuf. Roumains, Polonais, Bulgares et autres Allemands de l'Est se le tinrent longtemps pour dit. Dans les années 80 du tout récent 20e siècle, c'est au tour de Leonid Brejnev, le nouveau maître du Kremlin, de faire l'objet de virulents sarcasmes des humoristes moscovites dont il était devenu la risée. Brejnev, dont la santé était alors déclinante, se décomposait à vue d'œil et cela lui vaudra les commentaires les plus implacables de la satire populaire. Cette forme d'humour ravageur était devenue un affaire d'Etat. Chacun avait relevé, en ex-RDA, que le pouvoir, dans un souci d'économie d'énergie, avait éteint les lampadaires de toutes les villes du pays. Seule la frontière avec l'Allemagne de l'Ouest était restée obstinément éclairée. C'était normal, car autrement tous les Allemands de l'Est auraient mis à profit l'obscurité pour s'enfuir. Sans doute l'humour, dans de telles conditions, exprime-t-il un génie populaire que certains pouvoirs, à l'image de celui que dirigeait le Polonais Jaruzelski, ont cherché à récupérer. La Pologne était plongée dans une situation inédite avec la création, à Gdansk, du syndicat libre Solidarnosc. Cela conduira Jaruzelski à décréter la loi martiale, mais aussi à nommer un humoriste, Jerzy Urban, comme porte-parole officiel du pouvoir polonais. Urban était surtout chargé d'attaquer l'homme en vue de Solidarnosc, Lech Walesa. Urban s'est fait surtout connaître lorsque, après un don américain d'un million de dollars —somme jugée dérisoire et insultante — il annonça que son pays allait envoyer, en contrepartie, dix mille sacs de couchage aux SDF de New York. Annonce qui suscita, paraît-il, un énorme éclat de rire de l'indéridable Jaruzelski. Ce fut, dit on, l'un de ses rares moments d'humanité.