Dans cet entretien, le professeur Merabet Djoudi, directeur de recherche et recteur de l'université Abderrahmane Mira de Béjaïa, a développé le rôle et la nécessité de l'ouverture de l'université algérienne sur le monde socioéconomique. Des pôles de compétitivité et d'excellence au partenariat université-entreprises, il livre sans ambages sa vision résolument moderniste sur les questions ayant trait à l'université et à son environnement régional et national. Quel rôle pour l'université face aux mutations socioéconomiques en cours dans le pays et dans le monde en général ? L'université algérienne donne l'impression de vivre pour elle-même et non de servir la société. Qu'en pensez-vous ? De prime abord, il faut que la relation avec la société retrouve la confiance en l'université. Quand il y a incompétence, il y a nécessairement perte de confiance. Et sans la confiance, il n'y a point de développement. L'université est composée de trois acteurs principaux : le premier, et qui constitue la pierre angulaire, est l'enseignant. Il doit être bien pris en charge pour qu'il puisse enseigner autrement. Il doit disposer d'un enseignement imprégné de la culture de l'université mais aussi posséder et avoir une culture de l'entreprise. Il faut que son savoir et sa production scientifique et la transmission de sa connaissance puissent s'inscrire dans une dynamique entrepreneuriale. Il doit pousser l'étudiant à créer, innover, et l'accompagner dans une dynamique de création. En d'autres termes, enseigner l'art d'entreprendre. Et entreprendre, c'est apprendre son environnement avec méthode et crédibilité, maîtriser les nouvelles technologies et les techniques de gestion et encourager l'initiative, la créativité et la communication. Le deuxième acteur, qui est l'étudiant, doit apprendre autrement, mais il doit être accompagné pour cela. Nous avons malheureusement des étudiants en quelque sorte "virussés" et qui sont dans le moule de l'ancien système. L'étudiant doit apprendre à l'université, mais il doit aussi travailler tout seul. Par exemple, dans le nouveau dispositif LMD, l'étudiant peut avoir 30% du temps de formation réservés à la formation individuelle. Mais pour ce faire, il faut mettre en place les instruments de la modernité. Vous avez remarqué qu'à Béjaïa, nous disposons d'un réseau intranet de 34 mégabits, la mise ne place de 3200 prises internet, la présence des vidéo-projecteurs dans les amphithéâtres, dans les salles de réunions, dans la bibliothèque, un centre de calcul et une bibliothèque qui travaillent jusqu'à minuit. Et pour permettre à l'étudiant de travailler tout seul, nous avons lancé le département e-learning, qui aujourd'hui est fonctionnel. Nous avons dépensé plus de 12 milliards de centimes pour la mise à niveau de tous les travaux pratiques au niveau des sciences et technologies. Ce n'est pas normal de former 3000 ingénieurs et techniciens et que personne parmi eux ne puisse créer sa propre entreprise. Et c'est pour cela que dans la nouvelle dynamique mise en place, nous avons mis en place des incubateurs d'entreprises au niveau de l'université et ça va permettre avec la convention que nous avons signée avec l'Ansej et des entreprises locales qu'il y ait des micro-entreprises à grande échelle. Et aujourd'hui, nous avons enregistré plus d'une vingtaine de micro-entreprises créées à partir des résultats des projets de l'université de Béjaïa. Mais l'université ne peut pas évoluer toute seule. Elle doit être inscrite dans un développement local, régional et national. En d'autres termes, c'est l'université qui doit être la locomotive de la société. Et pour ce faire, elle doit assumer toute sa responsabilité. Il y a donc de nouvelles missions pour l'université ? La formation supérieure est une responsabilité partagée. Partagée entre l'université, les collectivités locales et les entreprises. Les collectivités locales sont le maillon faible de la chaîne, alors que les entreprises, elles, se doivent d'être des entreprises citoyennes pour participer à cet effort de formation supérieure. La dynamique universités, collectivités locales et entreprises est la condition nécessaire à la création des pôles d'excellence et de compétitivité. Et c'est ça l'élément essentiel et le socle indispensable à un développement économique durable dans un environnement concurrentiel. Même s'il ne l'est pas assez aujourd'hui, il le sera demain, et c'est pour cela qu'il faut se préparer dès maintenant. Et c'est dans cette optique que l'université de Béjaïa avait mis un club université, collectivités locales et entreprises (UCE) en juin 2005. Un club qui nous a beaucoup aidés et accompagnés dans ces changements. Et dans le cadre de l'implication de l'université de Béjaïa dans son environnement local et régional, nous avons signé 17 conventions de coopération internationales, 13 conventions de partenariat avec des entreprises régionales et nationales et bénéficié de 4 projets Tempus Meda. Qu'a fait concrètement l'UCE ? Le club est constitué au début des entreprises Cevital, Enpc de Sétif (pétrochimie), EPB (port de Béjaïa) et Saidal. Aujourd'hui, elles sont une quinzaine d'entreprises à consolider ce club. Concrètement, nous avons avec l'entreprise du fer et phosphate un brevet d'invention et nous avons mis aussi en place un logiciel de gestion des matières premières. Comme nous avons mis en place avec cette entreprise et quelques universités algériennes le réseau phosphate. Et c'est probablement le premier réseau professionnel au niveau national. Nous avons avec l'entreprise des ciments et dérivés de l'Est (ERCE) mis en place un logiciel de gestion de la qualité de fabrication des ciments, qui est demandé par des entreprises concurrentes même de France. Avec Cevital, je dirai que c'est une relation naturelle, et qui est l'une des premières entreprises citoyennes qui sponsorise toutes nos manifestations scientifiques et accorde des bourses à nos thésards. Rien que cette année, Cevital a financé une vingtaine de bourses pour nos étudiants. Sans oublier des entreprises comme le groupe privé Amimeur énergie, l'entreprise des matériaux de construction de Béjaïa et l'EPB qui financent des bourses à nos étudiants. En tout, ce sont 42 bourses cette année qui sont financées par des entreprises. L'idée de créer des pôles de compétitivité fait son chemin, qu'en pensez-vous et peut-on s'attendre à un pôle d'excellence dans le tourisme à Béjaïa ? Quand on parle de pôle, cela voudrait dire qu'il y a concentration d'un certain nombre d'acteurs qui participent à un développement. Il y a l'entreprise, l'université avec ses centres de recherches et les collectivités locales. La locomotive est bien entendu l'université. Qui peut accompagner le développement et ériger un mode de gestion ? C'est l'université. Mais qui peut financer les actions, les idées et les projets ? L'université a les moyens humains, mais les financements, c'est aux entreprises et aux collectivités locales de les apporter puisque les retombées de ces financements les toucheront directement. Quand on dit pôle de compétitivité, cela voudrait dire qu'il y a un certain rayon d'action dans lequel gravitent un certain nombre de centres d'intérêts et ces derniers sont en dynamique permanente de compétitivité. Ce n'est pas de l'immobilisme, ce n'est pas du gain facile. La présence de l'université ne peut être que le moteur. Est-ce que Béjaïa peut être un pôle d'excellence dans le tourisme ? Béjaïa est une région qui a 100 km de côtes, des grandes surfaces de montagnes, un aéroport, un port, et bien d'autres attractions touristiques. Il faut trouver des acteurs dans le domaine et il faut qu'ils soient préparés. Il faut que la plateforme soit mise en place, il faut que les centres d'intérêts soient présents et penser aux financements des actions. On ne finance pas un schéma, mais des projets. C'est aux entreprises de cette région et aux collectivités locales de le faire. Car qui dit pôle dit autonomie, mais dans un cadre d'un développement. Autonomie de gestion, de décision, pour gagner du temps et aller plus vite. En tant que directeur de recherche, que pensez-vous de la saignée due à la fuite des cerveaux algériens ? C'est un problème très sérieux. La première raison de cette saignée est l'insécurité qui a existé les années précédentes. C'est probablement les meilleurs enfants de l'Algérie qui ont quitté le pays. Mais la situation aujourd'hui est différente. Certes, il y a ceux qui ont fait le choix de partir, un choix certes très difficile pour eux, mais il y a aussi ceux qui sont restés. Et qu'a-t-on fait pour eux ? Aujourd'hui, ce n'est plus un problème de sécurité, mais il y a une migration économique. Il n'y a pas de miracle, si on veut garder nos enfants, les meilleurs je dirais, il faut les prendre en charge comme il se doit. Les payer comme il se doit et continuer à les former comme il le faut. L'enseignant-chercheur a besoin d'une remise à niveau à chaque fois, et il a besoin d'exister dans la société. Mais je ne suis pas d'accord avec ceux qui pensent que la fuite des cerveaux est une catastrophe. Cette mobilité, il faut l'accompagner, et il n'y a pas de drame à cela. Il y a des pays qui ne vivent que de leur émigration. Il faut une agence de coopération, d'échange, et que l'argent des émigrés puisse rentrer au pays, comme le font les Tunisiens et bien d'autres pays. On peut bien exporter des hommes et des femmes pour leur insertion sur le marché international et non pas uniquement du pétrole. Il faut continuer à investir sur l'homme pour qu'il puisse se vendre sur le marché international. D'autre part, et grâce à la massification que certains dénoncent, nous avons pu quand même retenir ceux qui accompagnent un certain changement en cours aujourd'hui dans le pays.