Le procès Khalifa a connu un tournant émotionnel décisif mercredi et jeudi derniers lorsque la salle d'audience de la cour de Blida a pu constater, pétrifiée, que des prévenus libres et des témoins avaient des responsabilités écrasantes dans la dilapidation de plus 17 milliards de dinars (1700 milliards de centimes) entre la Caisse nationale de retraite (CNR) et la Caisse nationale d'assurances sociales (CNAS). L'audition jeudi en fin de matinée de Abdelmadjid Bennacer, ancien directeur général de la CNAS, a soulevé plusieurs fois des exclamations dans le public, notamment lorsque le prévenu libre, mis sous haute pression par une présidente déchaînée, a dû reconnaître que la réunion du conseil d'administration de la CNAS du 17 février 2002, qui a décidé de déposer une partie de la trésorerie de la caisse à El Khalifa Bank, n'a jamais eu lieu. La résolution émanant de ce conseil d'administration est un faux. Le président du conseil d'administration de la CNAS, Abdelmadjid Sidi Saïd, a décidé seul de ce dépôt, en infraction avec toutes les lois et règlements en vigueur. La veille, le procès avait déjà vacillé sur les bases qui lui ont été affectées par l'ordonnance de renvoi lorsque Meziane Abdelâali, ancien député RND et membre actuel du secrétariat national de l'UGTA, a avoué à la barre des faits de corruption passive en rafale (carte de gratuité familiale sur Khalifa Airways, envoi de son fils en formation de pilote à Londres par Khalifa, véhicules, etc.). M. Meziane, président du conseil d'administration de la CNR, a entraîné un comité restreint, à l'insu du conseil d'administration qu'il préside, à déposer 12 milliards de dinars à El Khalifa Bank en contrepartie directe des largesses de celle-ci : c'est même la conclusion délibérée de Mme Brahimi, la présidente, qui a sonné comme une sentence devant une assistance bouleversée, sans soulever de protestation de la défense tant les faits paraissaient limpides. Les autres comparutions des responsables de la CNR, Slimane Kerrar chargé des opérations financières à la CNAS, Arifi Salah directeur général et Jedidi Toufik directeur d'agence CNAS à Oum El Bouaghi, ont toutes montré comme jamais en quatre semaines et demie de procès le lien direct et rarement remis en cause entre les avantages personnels offerts par Khalifa et la décision de déposer chez lui, puis de reconduire les dépôts. Sidi Saïd et Bouguerra, des fardeaux explosifs dans le procès Ce qui a changé en 24 heures dans ce procès avec le volet CNR et CNAS, c'est que le public, y compris les familles des prévenus détenus et leurs avocats, a, en voyant ressortir de la salle « des prévenus aussi lourdement chargés », cessé de s'accommoder des « lignes rouges » du procès. L'audition de Bennacer, lui-même bénéficiant d'avantages Khalifa substantiels, a été couverte plusieurs fois par un brouhaha d'où se dégageait le nom récurrent de Sidi Saïd. Le premier procès Khalifa « nettoyé » par la chambre d'accusation ne fonctionne plus. Il s'est moralement disloqué avec les prestations totalement affligeantes des responsables de la CNR puis de la CNAS. « Comment peuvent-ils être libres après ce qu'on vient d'entendre ? », a hurlé le frère d'un des directeurs d'agence d'El Khalifa Bank en détention. « Des corrompus qui le reconnaissent à la barre, qui ont causé de tels préjudices et qui mangent à midi avec nous au restaurant d'en face, voilà un gros imprévu dans la vraisemblance de ce procès », a commenté un avocat de la défense. Que va-t-il donc se passer maintenant ? Il paraît trop tard pour sauver « la feuille de route » de la chambre d'accusation. Les comparutions de Abdelmadjid Sidi Saïd et de Bouguerra Soltani n'arrangent rien au sort de l'ordonnance de renvoi. « Il s'agit de deux prévenus en puissance » pour un autre avocat. Le secrétaire général de l'UGTA a fait cavalier seul dans des décisions majeures et est, en plus, fortement suspecté d'usage de faux. Le ministre du Travail et des Affaires sociales de l'époque a laissé faire, alors qu'il lui revenait de ramener ses organismes sous tutelle à la norme et qu'il en avait le temps. La présidente, Mme Brahimi, l'a clairement suggéré dans ses conclusions d'interrogatoires. Mme Brahimi étouffe dans le corset de la chambre d'accusation C'est en grande partie de l'attitude de la présidente d'audience que va dépendre la tournure du procès à partir de ce moment clé où le « nettoyage » de l'ordonnance de renvoi a été rattrapé, avec fracas, par les éclaboussures volcaniques de l'audience publique. Son interrogatoire impitoyable de Meziane, Kerrar, Arifi, Jedidi et Bennacer, humiliés plus d'une fois sans que leurs avocats trouvent le ressort de réagir, laisse entrevoir qu'elle ne partage pas les conclusions de la chambre d'accusation qui a laissé en liberté provisoire ces prévenus poursuivis pour corruption, trafic d'influence et prises illégales d'intérêts. Cette ordonnance de renvoi l'a obligée à « avaler des couleuvres » de plus en plus grosses au fil des jours. Ainsi, dans le cas de ce magistrat membre de la commission bancaire qu'elle a dû entendre, avec quelques relents de résignation, comme témoin alors que les soupçons de corruption qui pèsent sur lui sont évoqués dans son d'audition chez le juge d'instruction. Ou encore mercredi dernier, cet officier de la PAF reparti tranquillement chez lui parce que témoin, alors qu'il venait de reconnaître à la barre avoir bénéficié d'une Toyata Yaris de la part de Abdelmoumen Khalifa, lui qui contrôlait les documents d'entrée-sortie des avions privés à l'aéroport. Pour la première fois depuis le début du procès, Mme Brahimi a paru prête à déroger aux règles qu'elle a elle-même défendues avec zèle, en commençant à mettre de tels prévenus dans une autre case que celle — inconcevablement clémente — prévue par la chambre d'accusation. Continuera-t-elle dans cette direction aujourd'hui devant des témoins, Abdelmadjid Sidi Saïd et Bouguerra Soltani, qui ressemblent à des prévenus ? Cela ne va pas sans conséquence sur l'architecture initiale des sanctions pressenties. Après le choc des révélations de la CNR et de la CNAS, il faudra sans doute frapper plus haut et plus fort. Ou alors accepter définitivement la déchéance morale de ce procès victime du coup de Karcher de la chambre d'accusation.