« Mon drame s'écrit en peu de mots : je n'ai d'estime que pour ceux qui me résistent, mais je ne peux pas les supporter. » Charles de Gaulle Il a le regard fuyant et avance d'un pas fatigué. Avec sa voix au timbre doux, il raconte son histoire qui aurait pu être ordinaire si ce n'était cette amitié qui le liait à un de ses compagnons d'armes, Georg Puchert, un Allemand membre des services de l'armement de la Révolution algérienne de 1955, jusqu'à sa mort, assassiné par les services secrets français à Frankfurt en 1959. Abdessemed lui avait donné sa parole et il veut l'honorer quoi qu'il en coûte. Avant de mourir, Georg avait émis le vœu d'être inhumé en terre algérienne. Il a fait cette confidence à son ami, mais son corps repose depuis 47 ans à Frankfurt. Aïssa s'est démené inlassablement, ces derniers mois, pour rapatrier les restes de son ami et l'enterrer en Algérie, car en sa qualité de moudjahid, Puchert jouit de la nationalité algérienne, selon la nouvelle loi. Faut-il se résoudre à demander à Aïssa quel est son sentiment aujourd'hui ? Des tracasseries qu'il a dû endurer pour accéder au vœu de son compagnon et du rôle décisif de l'armement durant la guerre, M. Aïssa nous parle, avec la précision qu'il a acquise en tant qu'artificier, signalant toutefois que l'ingratitude fait parfois plus mal qu'une balle tirée à bout portant. « Avec Puchert, on a beaucoup voyagé. Il m'a avoué qu'il serait heureux d'obtenir la nationalité algérienne à l'indépendance et de devenir le commandant de la marine marchande. Dans ses discussions très imagées, il évoquait souvent Camus dont cette phrase : ‘'Le cimetière d'Alger est tellement beau qu'on a envie de mourir.'' Il parlait beaucoup de soleil, dans la tristesse des faubourgs allemands. Un jour, alors qu'il pleuvait, il m'a dit : ‘'Tu crois que je serais heureux d'être enterré dans un pays au climat aussi ingrat que celui-ci. Je souhaiterai être inhumé sous le soleil éternel d'Algérie.'' » La parole donnée Né le 15 avril 1915 à Libaü en Lettonie, il avait rejoint l'armée allemande avant l'annexion par l'Union soviétique des pays Baltes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il part pour Tanger via Hambourg. A son arrivée, il se voit refuser l'autorisation de séjour dans la ville par des agents français du service international de l'émigration à cause de ses opinions sur la situation politique en Afrique du Nord. Il est contraint d'habiter pendant 3 ans avec sa famille dans son bateau. Avec l'obtention de la nationalité anglaise de son épouse, il pourra enfin résider à Tanger et y créer sa société spécialisée dans la pêche aux crustacés. Parallèlement, il était devenu le principal fournisseur d'armes de la résistance marocaine et de la Révolution algérienne pour laquelle il a assuré le transport avec ses bateaux, dont deux explosent dans le port de Tanger. Son implication dans la lutte de libération est totale, note Aïssa, même si la propagande ennemie, dont l'historien Yves Courrière l'avait taxé de « vulgaire trafiquant d'armes ». Puchert est convoqué à Tunis où il assiste à une réunion présidée par Krim, consacrée à la standardisation des armes de l'ALN, jusque-là très disparates. Avec son nouveau passeport allemand, il pouvait exercer une activité officielle dans le négoce des armes en Allemagne. « A cette époque, il y avait deux services en Allemagne, chargés de l'approvisionnement des frontières Est et Ouest. L'un basé à Frankfurt et l'autre à Bonn, dont je faisais partie et qui avait une double mission. La logistique de l'organisation spéciale de la Fédération de France, en prévision de l'ouverture du deuxième front et la fourniture des armes. Puchert joua un rôle important dans l'approvisionnement en armes, en particulier la prospection pour l'acquisition de 5 vedettes rapides pour casser le blocus de la marine française des côtes marocaines et d'un sous-marin de poche qui avait effrayé les services secrets français, ce qui a précipité sûrement son assassinat par une bombe placée sous sa voiture le 3 mars 1959 à Frankfurt. Pour une fois, obligé de baisser la garde à cause d'une méchante grippe, il a stationné sa voiture dans la rue et non dans le box habituel. Une mort qui a mis à néant les projets du défunt de s'installer en Algérie une fois l'indépendance acquise, obtenir la nationalité algérienne et, après sa mort, être enterré en Algérie. » L'électricien devenu artificier Abdessemed Aïssa, l'homme qui nous parle, est né le 19 juin 1932 à Tazoult, de parents agriculteurs connus pour avoir géré le domaine Marcouna. Après l'école indigène, il déménage à Alger en 1946 où il exerce dans une entreprise d'électricité et de bâtiment recommandé par son patron ; un fasciste incarcéré à Lambeze. « C'est là que mon père l'a connu. Il m'a aidé à intégrer sa société et à y apprendre le métier », indique-t-il. Puis Aïssa s'installe à son compte avec deux de ses amis Bendjeddou Sid Ali, chef de secteur MTLD et Drici Mohamed, à La Casbah. « Comme j'avais de la famille à Casablanca, propriétaires de plusieurs boulangeries, on m'avait assuré qu'il y avait des possibilités d'y travailler. J'ai pu obtenir un passeport. C'est ainsi que le 24 juillet 1954 j'ai passé la frontière algéro-marocaine. Quelque temps après, j'étais embauché à la base américaine de Nouaceur où j'activais en ma qualité d'électricien. Au déclenchement de la Révolution, je tournais en rond. Par chance, je suis tombé sur un responsable issu du congrès du FLN de Fès, M. Issad Mohamed Larbi, fonctionnaire de l'administration et membre de la résistance marocaine. Il s'occupait de la logistique et était en contact avec Boudiaf à Tetouan. Il était chargé de la récupération et l'achat d'armes pour les envoyer à la frontière. » Son métier initial d'électricien lui facilitera les choses, en intégrant l'usine d'armement créée en 1956 à Tetouan où il s'initia au projet grenade à main anglaise. Tout s'enchaîne par la suite, puisque d'artificier, il devint instructeur, puis responsable. « J'ai mis à contribution Puchert afin de ramener des armes pour la zone autonome. C'est par son intermédiaire qu'on a pu obtenir les pistolets Astra et d'autres armes. C'est Chergui Brahim qui recevait, à Alger, la cargaison d'armes. » En plus de la fabrication d'armes, Aïssa et son équipe avaient acquis un grand savoir-faire dans l'aménagement des caches. « Le CNRA avait décidé de l'ouverture d'un deuxième front en France. Il fallait doter la Fédération de France en armes. On a commencé par emménager de petites voitures de tourisme qu'on chargeait en armes. C'est moi le premier qui avait réceptionné les cargaisons en France, où j'avais été désigné quelques jours plus tôt. Après ces expériences, on avait réfléchi à nous déplacer à la frontière française. Là aussi on avait pensé à Puchert et à l'Allemagne. » L'ouverture du deuxième front le 25 août 1958 a été « inauguré » par le déchargement de 10 000 pistolets cachés dans une villa aménagée à Bonn. La logistique arrivait à bon port malgré le lourd quadrillage dressé par l'armée coloniale. Parfois il fallait recourir à des procédés ingénieux et subtils. Une ruse de guerre, comme celle inventée par Salah Tamzali. L'opération prit naissance à partir d'un transport de 200 fûts d'huile vers Alger. Abdessemed, membre de l'organisation logistique en Europe et chef de l'équipe spécialisée, fut chargé du camouflage de 11 tonnes d'armements qui devaient être embarqués, soit 400 mitraillettes, 600 pistolets, 500 grenades et des munitions diverses. Pour cela, il fallut dessouder les 200 fûts, les vider de leur contenu, y déposer les armes qui devaient être retenues par des fixateurs et les munitions protégées par des sachets en plastique. Après quoi, replacer la masse d'huile, ressouder les barils. Opération qui demanda plus d'une semaine d'efforts, au rythme de 15 heures de travail quotidien. Sitôt arrivés à Alger et entreposés au dépôt, les fûts furent acheminés à la villa Tamzali, avant d'être livrés aux Wilayas III et IV. « Un réseau fut aussitôt établi entre l'Allemagne, Marseille et Alger, avait noté M'hamed Yousfi dans son ouvrage L'Algérie en marche… Objectif atteint L'Allemagne, au travers de Puchert, était devenue une plaque tournante. Puchert, encore lui … l'évocation de son nom suscite un sentiment mélancolique chez Aïssa, surtout lorsqu'il évoque les récentes péripéties. C'est comme une poignée de sel jetée exactement à l'endroit de la plaie. C'est certes le souvenir d'un ami qui refait surface, mais surtout l'indifférence coupable des autorités officielles qui n'ont pas aidé Aïssa dans ses démarches pour rapatrier les restes. Il avait pourtant écrit au président de l'association nationale MALG. « En l'absence de toute réaction des organismes et institutions sollicités, et à l'approche de la date butoir, je me suis vu contraint de prendre l'initiative avec l'aide d'une entreprise de pompes funèbres de Frankfurt et d'un tailleur de pierres afin de récupérer et sauver de la destruction l'urne et la pierre tombale. » Ne voyant rien venir, et profondément vexé lors de la célébration du 50e anniversaire du déclenchement de la lutte de libération, célébré au consulat d'Algérie à Frankfurt, où dans la liste des médaillés allemands amis de l'Algérie, ne figurait pas Puchert, Aïssa en conclut que l'Algérie officielle ne connaît pas celui qui avait pour mission d'approvisionner sa lutte en armes. Le 31 septembre 2006, Aïssa étrenne comme un trophée, à l'aéroport d'Alger, l'urne contenant les restes de Puchert. Elle se trouve au siège de l'association du MALG, dont Aïssa est membre, et qui avait décidé de l'inhumation dans un carré spécial au cimetière d'El Alia. Mais la situation s'éternise. Alors Aïssa s'est dirigé vers le cimetière de Bologhine où le « responsable des lieux, un fils de chahid, très compréhensif, lui a réservé une bonne place ». « J'attends toujours la réponse de l'Algérie officielle, clame-t-il au bout de sa patience, sinon je m'en tiendrai à ma seule conscience en allant jusqu'à bout de ma mission. Après quoi, je serai soulagé », soupire-t-il lui qui a trop de pudeur, trop de dignité pour se laisser aller à des écarts incontrôlés. Il se demande simplement si la République est résolue à tenir ses promesses ou si, comme il n'ose pas le penser, elle a trahi ses idéaux ?… Parcours Aïssa Abdessemed est né en 1932 à Tazoult (Batna) et rejoint le FLN en 1955 (Wilaya V) et le Maroc. 1955, il s'initie à la fabrication de bombes, grenades. Il est artificier et instructeur à Tetouan. 1958-1960 : Artificier et instructeur de commandos de sabotage, il procède à l'acheminement des armes vers le territoire français. 1962-1969 : Responsable du service technique du MALG (Europe). 1962 : Exerce à l'office de la réforme agraire dirigé alors par Ahmed Mahsas. On lui propose le poste de consul général au Maroc mais il refuse. Il est chef d'antenne en Allemagne de l'Onaco et de la commercialisation des produits agricoles algériens. Il occupera ce poste jusqu'en 1968. Il crée sa propre entreprise d'import-export en Allemagne. Rentré en Algérie, il met en place le service image et son chargé d'assurer la maintenance pour les laboratoires des universités. Cette entreprise est dissoute en 1992. Depuis cette date, Aïssa vit de sa retraite.