Après une longue éclipse due à la fois à des raisons de santé mais aussi à la situation dramatique qu'a connue le pays, Chérif Kheddam, le cardinal de la chanson kabyle, est de retour. Un retour pour célébrer ses cinquante ans de chansons. Pour commémorer aussi l'anniversaire de la Révolution. Ce sera le 31 octobre à la coupole du 5-Juillet, où d'autres vedettes de la chanson kabyle viendront conjuguer leurs voix dans une composition collective qui sera un hymne de gratitude et d'admiration pour le parcours de cet artiste qui a bien voulu se confier à “Liberté”. Liberté : Pour commencer cet entretien, un mot sur votre état de santé pour rassurer votre large public... Chérif Kheddam : Cela fait déjà des années que je suis sous hémodialyse : quatre heures par jour, trois fois par semaine. Cela prend beaucoup de temps et après chaque séance, on devient une véritable loque. C'est un sérieux handicap, mais juste après je me rattrape en me mettant devant mon piano, en faisant des compositions. Après une longue absence de la scène artistique algérienne, vous décidez finalement de revenir. Pourquoi ce retour et pourquoi maintenant ? Pendant que j'étais à la radio (Chaîne II), je me suis occupé des jeunes talents, j'ai fait également beaucoup de compositions pour Nouara et pour d'autres aussi. Quand je suis tombé malade, j'ai essayé de rester en contact avec le milieu artistique, tout en suivant des soins à Beni Messous. Mais en raison de l'état de déliquescence de l'hôpital, où il ne restait plus que des murs, j'ai pris la décision de partir en France pour une meilleure prise en charge. J'ai la chance d'être déclaré à la Sécurité sociale française. Je me suis dit que le jour où les hôpitaux de notre pays auront les moyens de nous offrir de meilleures prestations, je reviendrai. Mais, en parallèle à mon traitement, je m'occupais de musique qui est pour moi un passe-temps qui atténue le poids de l'exil. une autre raison de continuer à exister. Vous ne m'avez pas encore donné la raison de votre come-back… Les responsables culturels du pays m'ont régulièrement adressé des invitations pour me produire au pays. Pour des raisons de santé, je n'ai pu répondre à ces invitations. Mais je ne pouvais refuser indéfiniment et je me suis dit, cette fois-ci, quel que soit mon état de santé, je dois répondre présent. Nous croyons savoir que ce retour coïncide avec un double anniversaire, celui de vos 50 ans de carrière et le 51e de la Révolution. Effectivement, je suis revenu pour fêter ces deux évènements, à savoir mes cinquante ans de chanson et l'anniversaire de notre Révolution qui est très présente dans mon œuvre. Est-ce que vous avez commencé les répétitions et dans quelles conditions elles se déroulent ? Oui, sauf qu'elles se déroulent dans des conditions difficiles. Je suis obligé de faire des déplacements de chez moi (Beni Messous) pour me rendre à l'institut de musique qui se trouve en plein centre d'Alger. Ces déplacements me fatiguent énormément. Mais une fois sur place et grâce à la flamme artistique qui brûle toujours en moi, je reprends vite. Quel sera le programme de la soirée du 31 ? Est-ce vrai qu'il y aura de grosses pointures de la chanson kabyle pour chanter avec vous ? Les invités viendront pour me rendre hommage, je les en remercie. Ils ont la latitude de présenter au public ce qu'ils veulent. Evidemment, tout cela dans le cadre d'un programme défini et limité dans le temps. Je peux vous dire qu'il y aura avec nous Nouara qui a beaucoup travaillé avec moi, Lounis Aït Menguellet, Karima, une jeune fille de Tizi Ouzou qui n'a jamais chanté mais dont on m'a dit beaucoup de bien, une autre jeune fille venue de Paris qui s'appelle Mila et il y aura également une chorale. Ferhat, pour sa part, m'a appelé mercredi dernier pour s'excuser. En dehors de ce spectacle, est-ce que vous avez des projets de nouveaux produits ? Il y a deux albums qui seront bientôt sur le marché. Le premier, c'est le mien, le deuxième est celui de Karima. Ils sont en voie de finalisation. Un enregistrement avec de grands moyens au niveau de l'orchestration et des techniques vocales. j'ai aussi un deuxième projet, celui de reprendre mes vieilles chansons pour les rendre disponibles et permettre à ceux qui les réclament de les trouver avec un son numérique. La sortie est prévue dans six mois. Vous allez célébrer cinquante ans de chanson, quel regard portez-vous aujourd'hui sur votre parcours, sur votre apport à la chanson kabyle ? Cinquante ans, c'est à la fois beaucoup et peu. Quand il m'arrive d'y penser, c'est comme si c'était hier, mais en même temps, un quart de siècle dans la vie d'un artiste c'est considérable. Ma fierté personnelle, ma consolation, c'est cette contribution modeste à l'enrichissement du patrimoine national. C'est la seule richesse de l'artiste algérien qui continue à vivre modestement et simplement. Remontons au début de votre carrière, comment êtes-vous venu à la chanson, sachant qu'à l'époque être chanteur était presque un tabou en Kabylie ? C'est toute une histoire, ma venue à la chanson. J'ai commencé dans une zaouïa de Boumsaoud (son village natal) par la psalmodie du Coran. Les gens venaient pour nous écouter. C'était pour moi l'occasion de faire valoir mes capacités vocales à côté de celles des autres. Et petit à petit, je me suis retrouvé dans la chanson. Cependant, mon père, qui était émigré, en rentrant de France, voulait faire de moi un enseignant, car à l'époque l'enseignement était quelque chose de socialement valorisant. Mais en arrivant en France, j'ai eu d'autres idées et une autre autre façon de voir le monde et les choses. À partir de là, j'ai pris une autre direction que celle vers laquelle mon père me destinait. Quelle est la première chanson que vous avez enregistré et en quelle année ? Ma première chanson est Ayelis n'tmourthiw (fille de mon pays) ; je l'ai enregistré en juillet 1955. Da Chérif, vous êtes de ceux qui ont essayé de sortir la chanson kabyle de son ghetto en essayant de l'intégrer dans une matrice universelle, comme vous l'aviez souligné lors de votre conférence de presse. Y êtes-vous parvenu ? Effectivement, j'ai essayé de sortir la chanson kabyle de son ghetto, comme vous le dites. J'ai fait ce que j'ai pu et j'espère que les autres générations continueront. On ne doit pas se contenter d'écouter, d'imiter les autres, on doit nous aussi créer et innover. c'est comme cela qu'on s'inscrit dans l'universalité. Il faut qu'on sorte de notre folklore, qui est certes utile, mais juste pour servir de base à une recherche d'autres horizons, d'autres dimensions. Dans le même ordre d'idées, comment trouvez-vous aujourd'hui la chanson kabyle ? Je trouve, personnellement, qu'elle marque aujourd'hui le pas, comparée à d'autres couleurs musicales du pays. Cela est dû, à mon sens, au fait que nos artistes ne cherchent pas à approfondir leurs connaissances pour avoir des notions de base. Il faut qu'ils sortent de la répétition, de la redondance, du ronron. Les progrès techniques sont tels qu'aujourd'hui il n'y a aucune excuse. Celui qui veut apprendre a tous les moyens qu'il faut, c'est une question de volonté et d'ambition. Il existe des conservatoires et des professeurs particuliers. C'est ainsi qu'on peut avoir des bases sur lesquelles on peut bâtir par la suite. La chanson kabyle est l'œuvre de générations successives. actuellement, y a-t-il une figure qui sort du lot pour être la figure emblématique de la génération actuelle ? Il existe des jeunes, c'est indiscutable. Mais ces jeunes ont besoin d'être soutenus et aidés pour avancer. Les responsables culturels du pays doivent porter plus d'intérêts à ces jeunes en les encourageant pour qu'ils puissent créer quelque chose. Quels sont les artistes qui vous ont marqué, qui ont une empreinte dans votre œuvre, votre vision artistique ? Pour être honnête avec vous, j'ai appris par mes propres moyens, mon propre argent et mon propre travail. Tous les professionnels que j'ai côtoyés ne m'ont rien donné gratuitement. Avec Mohamed Djamoussi, entre autres, puisque vous m'en parlez, j'ai appris à jouer du luth, un instrument que j'adore particulièrement. J'ai cherché, donc, à comprendre ses modes pour pouvoir dire, ensuite, j'ai composé telle partition sur tel mode. Quand on côtoie les musiciens de la troupe de Djamoussi ou Missoum, on apprend le langage musical. Dans vos chansons, la Kabylie est directement ou sous forme métaphorique très présente, quel regard portez-vous aujourd'hui à cette région qui vous a vu naître ? La Kabylie de notre époque n'est plus celle d'aujourd'hui. De notre temps, quand quelqu'un sort la nuit, il n'y a pas de lumière. Dernièrement, j'y suis allé en passant par Chelladen, Tizit, Soumeur, Iferhounène, tout scintillait d'une lumière éclatante. Mais la lumière ne suffit pas, car la vraie lumière doit être dans la tête des gens. Nous sommes aujourd'hui à l'ère de la mondialisation où la planète n'est plus qu'un village, d'où notre devoir de chercher à comprendre les autres, à les écouter, à se mettre à leur niveau. Est-ce que vous avez des contacts avec d'autres chanteurs, comme Taleb Rabah, Kamal Hammadi, Akli Yahiaten… ? On se voit, mais rarement, parce qu'on n'a pas toujours le temps. De plus, nous sommes un peu fatigués. Dernièrement, j'ai dîné avec Yahiaten à la suite du prix qui nous a été décernés en Afrique du Sud. Je rencontre aussi de jeunes artistes, hommes et femmes qui viennent me voir, me consulter. Un dernier mot pour conclure cet entretien… Mon dernier mot, je l'adresse à la nouvelle génération, car on a beau vivre longtemps, il viendra ce jour où on doit partir. Cette nouvelle génération a le devoir de prendre la relève, mais une relève scientifique pour que la chanson kabyle sorte de l'oralité et de la mémorisation pour être quelque chose qui s'écrit. Il faut que ces jeunes s'imprègnent de connaissances musicales pour comprendre ce qu'ils font. A. O.