A la tête de l'un des plus grands groupes industriels algériens, Issad Rebrab, PDG de Cevital, a plaidé avec beaucoup de punch la cause des opérateurs économiques nationaux lors des assises sur la nouvelle stratégie industrielle. Dans cet entretien, il met l'accent sur le décalage entre le discours et la réalité du terrain, non sans s'attarder sur le projet qui lui tient tant à cœur « Cap 2015 ». Que pensez-vous de la nouvelle politique industrielle du gouvernement ? Ceux qui sont en charge, aujourd'hui, de la stratégie industrielle sont des professeurs d'université, des théoriciens, mais qui sont loin de la réalité du terrain. Et la réalité du terrain, c'est de voir comment des pays qui étaient auparavant des pays émergents sont devenus aujourd'hui des puissances économiques. Ces pays ont d'abord compté sur leurs propres entreprises, ils en ont fait des champions économiques, car seuls des champions économiques nationaux peuvent défendre sur le plan international l'économie de la nation. A titre d'exemple, je vous citerai la Chine, qui a décidé qu'à l'horizon 2015-2020, sur les 50 plus grandes entreprises au monde, 10 doivent être chinoises, sur les 500 premières entreprises mondiales, 50 doivent être chinoises et sur 5000, 500 vont être chinoises. Les Chinois ont le bon sens et savent pertinemment que, aujourd'hui dans le cadre de la mondialisation, seules de grandes entreprises peuvent défendre et porter l'économie d'un pays. En Algérie, on peut créer rapidement plusieurs champions, mais au lieu de tirer nos champions vers le bas, on a intérêt à les tirer vers le haut et à en créer d'autres. Il faut encourager aussi les PME à devenir des champions. S'il y a des décisions politiques, on peut prendre des entreprises publiques bénéficiaires et les mettre en Bourse au lieu de les vendre à des étrangers. Nous développerons la Bourse et ces entreprises seront mieux gérées s'il y a un noyau dur dans le capital qui appartiendrait à un privé pour leur meilleur management. Il y a des potentialités au niveau même des entreprises publiques, mais pour échapper au système, le management privé peut les développer, tout en gardant l'encadrement du secteur public. Nous avons remarqué un certain scepticisme des opérateurs économiques quant à l'application des recommandations... Ce que nous demandons en tant qu'opérateurs économiques, c'est qu'il y ait suffisamment de débats. C'est bien d'avoir des dossiers, des études, mais il faut voir leur application sur le terrain. Il faut songer à régler les problèmes qui se posent depuis des décennies à l'entreprise algérienne. Les pouvoirs publics doivent mettre des garde-fous et il faut qu'il y ait un interlocuteur à qui le chef d'entreprise doit s'adresser pour lui régler ses problèmes. Il faut que l'Etat arrive à régler le problème du foncier industriel, qui est source de blocage des investissements en Algérie. On n'a pas besoin de réinventer le fil à couper le beurre. Dans d'autres pays, l'Etat dégage de grandes surfaces et les donne à des promoteurs de zones industrielles qui les aménagent, en construisant une partie en hangars modulaires. L'opérateur a alors le choix de louer ou d'acheter pour installer son usine. Si on ne règle pas ce problème de manière radicale, c'est comme si on n'a rien réglé. Il faut que l'offre de terrains soit supérieure à la demande pour qu'il n'y ait plus de spéculation Et qu'en est-il des investissements directs étrangers (IDE) présentés ces dernières années comme étant la panacée ? Ce ne sont pas les IDE, comme ils le prétendent, qui vont créer les champions ou développer le pays. Je ne suis pas contre des partenariats avec les entreprises internationales. Nous-mêmes, nous avons des partenariats avec des entreprises étrangères. Mais dans certains secteurs, tels que la pétrochimie, on doit voir comment cela se passe dans certains pays, notamment l'Arabie Saoudite, qui est d'économie libérale, mais où aucune entreprise étrangère ne peut détenir au-delà de 30% du capital d'une entreprise locale intervenant dans ce secteur. Ce qui intéresse les investisseurs étrangers, ce sont les premiers profits pour les transférer dans leurs pays, alors que les nationaux paient l'IRG et réinvestissent les bénéfices chez eux. Donc, il est important de savoir que la technologie, nous pouvons l'acheter ainsi que le management. En Corée du Sud aujourd'hui, ce sont 7 grandes entreprises (multinationales) qui portent l'économie du pays. Certaines représentent un chiffre d'affaires supérieur au PNB algérien, avec son pétrole, agriculture, etc. Samsung, à titre d'exemple, fait un chiffre d'affaires de 135 milliards de dollars, dont 80 dans l'électronique, alors que l'Algérie ne fait que 105 milliards de dollars. Un seul champion coréen fait plus qu'un pays comme l'Algérie. Vous avez cité le cas de la pétrochimie, pouvez-vous être plus explicite ? Si des IDE doivent venir chez nous dans le secteur de la pétrochimie, concernant l'achat-revente seulement, il faut réserver la majorité aux Algériens. En Tunisie, en Libye ou en Arabie Saoudite, nous n'avons pas le droit, nous en tant qu'Algériens, d'acheter et de revendre, sauf si on s'associe avec des nationaux et sans en avoir la majorité. Nous devons tirer profit de l'expérience des autres, au lieu d'essayer d'inventer des théories économiques. C'est-à-dire… Si des entreprises veulent venir investir chez nous dans la pétrochimie, c'est tout simplement parce que les prix du gaz et de l'énergie ne sont pas chers. Elles font une première transformation et exportent ce produit dans leurs pays pour dégager plus de valeur ajoutée et donner plus de travail à leurs compatriotes. Quand j'avais demandé à ces sociétés si elles voulaient être associées dans la pétrochimie, à condition que nous assurions la transformation localement, pour créer plus de valeur ajoutée et d'emplois, elles ont dit non. Si on leur donne la majorité, elles ont le droit de transférer et de vendre à l'étranger et créer la valeur ajoutée chez elles. Si nous leur disons non, nous prenons le destin de notre économie en main. Sachez que le groupe Cevital, dans la répartition de ses richesses entre 1999 et 2006, 54% représentent la contribution au budget de l'Etat, avec 49 milliards de dinars, 45% sont des bénéfices réinvestis (41 Mds DA) et seulement 1% (1Md DA) représente les bénéfices distribués. Qu'en est-il de votre projet industriel dénommé « Cap 2015 » ? Au-delà du problème d'autorisations, certains évoquent un problème de pollution pour l'environnement... C'est un projet de grande envergure où plusieurs groupes internationaux dont des sud-coréens, européens, chinois, japonais, américains et d'autres du Moyen-Orient sont prêts à nous accompagner pour sa réalisation. D'un investissement total dépassant les 20 milliards de dollars, le projet créera 100 000 emplois directs et plus d'un million d'emplois indirects. En quoi consiste-t-il ? Il y aura la construction d'un nouveau port situé à l'embouchure de l'oued Isser (cap Djinet) et, autour de ce hub portuaire de plus de 20 km de quais sur une superficie de 1500 ha extensible à 5000 ha, 700 à 1000 entreprises seront installées pour le développement d'un pôle de compétitivité et de compétence industriel et énergétique intégré autour 7 projets : la pétrochimie, un complexe de production d'aluminium de 400 000 t/an, un complexe sidérurgique de 10 millions de tonnes par an, la construction navale et automobile (250 000 véhicules par an). Il y aura aussi la fabrication de containers, la production d'électricité avec une centrale de 1200 MW et une unité de dessalement de l'eau de mer. Une ville nouvelle de 250 000 habitants verra le jour, dotée de toutes les infrastructures modernes (hôpitaux, écoles, universités et centres de recherche, centre d'affaires, etc.). Mais pour réaliser un tel projet, un volontarisme au plus haut niveau de l'Etat est requis, car le temps joue contre nous, d'où la nécessité d'un engagement rapide. Au-delà d'un an, cela risque d'être trop tard, parce que dans le secteur du fret maritime, d'autres acteurs vont se développer comme Togimed, sans oublier que des ports en Tunisie et en Egypte de 5000 ha sont en projet. Concernant la question écologique, il y a aujourd'hui des technologies qui permettent de réaliser des complexes industriels sans aucune pollution. A Béjaïa, nous avons bien un complexe industriel, sans aucune pollution. Aujourd'hui, dans le monde développé, vous pouvez installer une cimenterie avec du matériel adéquat et vous n'avez aucune pollution. Donc, c'est un problème de gestion et non d'environnement.