Ses cheveux sont sales, longs et emmêlés. Habillée d'une vieille djellaba maculée et d'un tricot rapiécé, Kheira est courbée sur ses deux enfants, à même le trottoir, au coin d'une venelle de la grouillante rue Larbi Ben M'hidi. A sa droite, sa compagne de toujours, une demeurée, est allongée la tête enfoncée dans un carton. Kheira ne se souvient plus de son âge, tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle a dû quitter, à la mort de son mari, leur logement, il y a six ans. « A cause du propriétaire ». Elle s'agite, elle crie. « C'est la faute à la houkouma et aux propriétaires. Bientôt, tout le monde sera dans la rue. Vous verrez, tout le monde ! » La vadrouille et l'errance sont le désespoir de Kheira et de ses enfants qu'elle traîne dans les entrailles d'Oran. Les quartiers et les trottoirs sont de plus en plus envahis par les sans abri. Dès la tombée de la nuit, Oran est une ville où conquérir air, lumière, espace, parking ou trottoir est un âpre combat quotidien. Sales, affamés, hagards. Pas deux, pas dix, mais cent, deux cent, mille : des jeunes, des vieux, des couples, quelques familles. Le centre ville d'Oran est devenu le zoo de la misère humaine. « Nous avons mangé hier, aujourd'hui, j'ai profité pour laver nos affaires dans les toilettes de la petite mosquée du square Emile Cayla. Il faut arriver à manger, dormir, s'accrocher à la vie, c'est tout », dit-elle. A Oran, seconde ville d'Algérie, le phénomène prend des allures de catastrophe. La ville compte un nombre impressionnant de sans logis. La nature même du problème a changé, car il ne s'agit plus exclusivement de paumés, d'alcooliques ou de drogués. Aux malades mentaux libérés des établissements psychiatriques, se sont ajoutés, au début de la décennie, des femmes ou des hommes illettrés et inemployables. Puis, à partir de 2000, des mères célibataires. Enfin, des familles entières. La ville et les rares associations caritatives ne sont pourtant pas inactives. Quelques dons par ci, quelques assistances par là. Mères célibataires Mais le vrai problème est celui de la réinsertion. Faute de programmes de formation et d'emploi, de soins ou encore de logements sociaux censés être des lieux de vie pour les sans logis ou les « sans domicile fixe », la prolifération de ces malheureux ira encore crescendo et, avec elle, son lot de violence. Certains endroits sont de véritables repaires de malfrats qui viennent se mélanger aux sans abris. « Des coupeurs de gorge. On ne sait jamais qui est son voisin de trottoir. C'est moins sûr qu'ici. Regardez… » Kouider, 34 ans, exhibe une cicatrice à son poignet droit. Maigre, suant, visiblement ivre, il vit sur le trottoir du côté de la grande Cathédrale, sur un bout de matelas crasseux. Aux beaux jours, la plupart des sans abris envahissent la rue, les squares, les jardins et les trottoirs. Ils viennent d'Oran et de sa région, mais aussi des wilayas de Relizane, Chlef, Tiaret, Skikda, Oum El Bouaghi, Alger…Ils s'installent par réseau d'affinités et de régions, font la manche et se défoncent à coups de « zambretto » (un tord boyau d'alcool chirurgical et de parfum) de piètre qualité. Ces images douloureuses constituent la plaie de toutes les grandes villes algériennes qui paient actuellement l'addition de la crise multidimensionnelle. Entre 1998 et 2006, les fonds pour la construction de logements sociaux ont diminué de 40%, tandis que les programmes sociaux étaient rognés de moitié. A Oran, les inégalités sociales se sont fortement accrues ici plus qu'ailleurs. Des milliers de gens sont en dessous du seuil de pauvreté et leur niveau de vie ne cesse de baisser. Dans le même temps, hôtels luxueux et établissements cossus poussent comme des champignons, avec un stock de logements très haut de gamme, aujourd'hui surdimensionné. Beaucoup de ces logements sont vides en permanence. En attendant et en l'absence de programmes de relogement adéquat. L'occupation accélérée des trottoirs d'Oran continuera par « accueillir » des vagues toujours croissantes de sans logis jetés à la rue.