Portrait Maigre, suant, visiblement ivre, Adda, 32 ans, exhibe une cicatrice au poignet. Ses cheveux sont longs, sales, emmêlés. Habillé d?un vieux pantalon maculé et d?un tricot rapiécé, Hamid est courbé sur son litre de zombretto, à même le trottoir, au coin d?une venelle de la grouillante rue Larbi-Ben-M?hidi. A sa droite, son compagnon de toujours ? un demeuré ? est allongé, la tête enfoncée dans un carton. Hamid ne se souvient même plus de son âge, tout ce qu?il sait, c?est qu?il a dû quitter son logement il y a dix ans. «A cause de l?Opgi.» Il s?agite, il crie. «C?est la faute à la houkouma et à l?Opgi. Bientôt, tout le monde sera dans la rue. Vous verrez, tout le monde !» La vadrouille, l?errance sont le désespoir de Hamid et de son compagnon, qu?ils traînent dans les entrailles d?Oran. Les quartiers et les trottoirs sont de plus en plus envahis par les sans-abri. Dès la tombée de la nuit, Oran est une ville où conquérir air, lumière, espace, parking, trottoir, est un âpre combat quotidien. Dans les allées des jardins, des parents poussent leur landau. Des enfants jouent au ballon. Derrière les barrières, sur ce qui furent des pelouses, se traînent les sans-abri. Sales, affamés, hagards. Pas deux, pas dix, mais cent, deux cents, mille : des jeunes, des vieux, des couples, quelques familles. Le centre-ville d?Oran est devenu le zoo de la misère humaine. «Parler ! Bien sûr, venez dans ma maison.» Les mains crasseuses, le jeune homme désigne un morceau de toile tendu à même le dossier d?un banc public de la rue Mohamed-Khemisti. A l?intérieur, sur un carton, une bouteille de zombretto. Kacem a 25 ans. Orphelin, il a été adopté par une vieille tante. Depuis qu?elle est morte, il y a quatre ans, il vit dans la rue. Kacem est maigre, agité. «J?ai mangé hier. Aujourd?hui, j?ai profité pour laver mes affaires dans les toilettes de la petite mosquée du square Emile-Cayla.» Kacem reste là, jour et nuit, sur son banc, à attendre. «Il faut arriver à manger, dormir, c?est tout», dit-il. A Oran, seconde ville d?Algérie, le phénomène prend des allures de catastrophe. La ville compte un nombre impressionnant de sans-logis, sans parler des quelques dizaines de milliers de familles entassées en double, voire en triple occupation dans des logements exigus. La nature même du problème a changé, car il ne s?agit plus exclusivement de paumés, d?alcooliques ou de drogués. Aux malades mentaux libérés des établissements psychiatriques se sont ajoutés, au début de la décennie, des femmes ou des hommes illettrés et inemployables. Puis, à partir de 1990, des mères célibataires. Enfin, des familles entières. La ville et les organisations caritatives ne sont pourtant pas inactives. Quelques dons par-ci, quelques assistances par-là. Mais le vrai problème est celui de la réinsertion. Faute de programmes de formation et d?emploi, de soins ou encore de logements sociaux censés être des lieux de vie pour les sans-logis ou SDF, la prolifération de ces malheureux ira encore grandissant et, avec elle, son lot de violences. Certains endroits sont de véritables repaires de malfrats qui viennent se mêler aux sans-abri. «Des coupeurs de gorge. On ne sait jamais qui est son voisin de trottoir. C?est moins sûr qu?ici. Regardez?» Adda, 32 ans, exhibe une cicatrice au poignet droit. Maigre, suant, visiblement ivre, il vit sur le trottoir du côté de la grande cathédrale, sur un bout de matelas crasseux. Aux beaux jours, la plupart des sans-abri envahissent la rue, les squares, les trottoirs et les jardins. Ils viennent d?Oran et de sa région, mais aussi des wilayas de Relizane, Chlef, Tiaret, Skikda, Alger. Ils s?installent par réseaux, affinités et régions, font la manche et se défoncent à coups de zombretto (un tord-boyaux d?alcool et de parfum) de mauvaise qualité. A proximité de la cathédrale, le zombretto coule à flots et sévit plus durement. Un homme au visage suturé et sanguinolent se lave dans une flaque d?eau. Sous une couverture, une vieille femme divague, toute seule, le regard fixe? Un de ses voisins se tient la tête et pleure? Ces images douloureuses constituent la plaie de toutes les grandes villes algériennes qui paient actuellement l?addition de la crise multidimensionnelle. Entre 1980 et 2000, les fonds pour la construction de logements promotionnels ont diminué de 60% tandis que les programmes sociaux étaient rognés de moitié. A Oran, les inégalités sociales se sont plus fortement accrues qu?ailleurs. Des milliers de gens vivent en dessous du seuil de pauvreté et leur niveau de vie ne cesse de baisser. Dans le même temps, hôtels et établissements de luxe poussent comme des champignons, avec un stock de logements très haut de gamme surdimensionné. Beaucoup de ces logements sont vides en permanence. En attendant, en l?absence de programmes de relogement adéquats, l?occupation accélérée des trottoirs d?Oran, qui continuent à «accueillir» des vagues toujours croissantes de sans-logis jetés à la rue.