Il y avait l'Algérie d'en haut qui se couchait au pied de Rafik Khalifa pour quémander quelque faveur. Il y a celle d'en bas qui se lève devant Fatiha Brahimi pour crier justice. En l'absence du golden boy, réfugié à Londres, c'est la présidente du tribunal criminel de Blida qui, depuis deux mois, tient la vedette. Avocats, journalistes, accusés, nul n'a pu résister à son charme. Inconnue du grand public il y a quelques semaines, la juge fascine, séduit, force l'admiration des uns, nourrit les craintes des autres et suscite les interrogations de tout le monde. Dans le décor d'un goût douteux de la grande salle du palais de justice, mélange de style néo-mauresque et de réalisme soviétique, Fatiha Brahimi trône depuis deux mois en maîtresse de cérémonie. Avec des répliques à couper le souffle au plus récidiviste des justiciables, cette quadragénaire à la démarche féline, qui tient de la rigueur d'Eva Joly et du charme d'Anne Sinclair, aurait pu faire carrière dans le cinéma. Unique signe discret de coquetterie qui jure avec l'austère robe noire, un trait de khôl souligne de grands yeux d'une douceur printanière. Mais, sous l'effet de la colère, le regard se durcit brusquement, décochant des traits capables de foudroyer le plus viril des machos. Née à Alger d'un père avocat et d'une mère greffière, Fatiha Brahimi est tombée très tôt dans le droit. Après une licence à la faculté de Ben Aknoun, elle embrasse la magistrature comme on entre dans les ordres. Du tribunal de Boudouaou où, durant onze ans, elle végétait entre cas de divorce et vols à la tire, à la cour d'Alger, où elle présidait la chambre correctionnelle, elle a mené une carrière sans accrocs, qui devait la conduire au cimetière des éléphants de la Cour suprême. Avec le procès Khalifa, dont les tentacules politiques ont imposé un rigoureux casting, la magistrate s'est révélée, enfin, dans toute sa splendeur. « Grâce à vous, madame la présidente, on s'est cru dans un Etat de droit. Alors, profitons de cette exceptionnelle liberté d'expression ! », s'est exclamé un avocat de la défense. Aimable comme une hôtesse de l'air, aussi à l'aise en arabe, dont elle maîtrise toutes les subtilités, qu'en français, qu'elle pratique sans ce complexe ravageur des maquisards de la 25e heure, incollable sur la procédure, Fatiha Brahimi ne jure que par la loi et la transparence. Mais, gare à l'accusé qui nie des évidences, ou aux intrusions intempestives d'un avocat ou même du procureur général. La métamorphose est alors instantanée : le visage se ferme, le front se plisse, les lèvres se pincent, et le sourire se fige sur une mou qui précède une terrible tempête. Face à cette dame de fer enrobée de velours, cadres supérieurs accusés d'avoir tapé dans la caisse, ministres qui se défaussent sur leurs subordonnées, flics véreux à la fortune aussi rapide que suspecte, et hommes d'influence tombés en disgrâce perdent de leur superbe. Comme Abou Djerra Soltani, le très misogyne ministre d'Etat cité à la barre des témoins. Interrogé sur sa responsabilité au ministère du Travail et de la Sécurité sociale, l'islamiste présumé « modéré » du MSP hausse le ton et répond avec arrogance : « Un ministère que je quitte c'est comme une femme que je répudie, je n'y remets jamais les pieds ! » Fatiha Brahimi le recadre fermement : « Calmez-vous monsieur le ministre d'Etat, sinon on va tous s'énerver ! » Autre témoin, un haut magistrat regarde la pointe de ses chaussures, comme un garnement pris en faute par l'institutrice. Acculé par une rafale de questions aussi gênantes que précises, il finit par avouer son forfait. « Je ne vous le fais pas dire ! », triomphe la juge avec un large sourire, avant de l'achever : « Tout le monde peut ignorer la loi, sauf vous… » Puis, l'air désolé de ne pas pouvoir le coffrer, elle lève les bras au ciel : « Vous êtes cité comme témoin, vous repartirez comme témoin … » . Lorsque Ali Benhadj, le tonitruant chef salafiste, pénètre dans la salle d'audience et prend place parmi les journalistes, l'assistance retient son souffle dans un silence religieux. Une voix panique : « Il a peut-être déposé une bombe dans la salle ! » Imperturbable, Fatiha Brahimi le jauge du coin de l'œil et continue, mine de rien, l'interrogatoire de l'accusé du jour. Sous la carapace de sang-froid, la dame de cœur se révèle parfois d'une sensibilité insoupçonnable chez la femme de loi. Comme le jour où elle est confrontée au désarroi d'une inculpée, qui pleure sa dignité souillée par une impitoyable procédure. Soudain, la juge craque et quitte précipitamment la salle d'audience pour ne pas succomber, elle aussi, à l'onde de choc lacrymale qui a secoué l'assistance. En reprenant sa place, les yeux rouges, elle s'excuse : « Nous ne sommes que des êtres humains… » Icône immaculée, célébrée dans une unanimité presque suspecte, Fatiha Brahimi reste toutefois une énigme. Ses rares détracteurs, en embuscade, ne trouvent pourtant à son passif qu'une « ambition démesurée ». Ambitieuse ? Peut-être, mais sans cette échine flexible et ces petites magouilles qui ont fait la fortune de nombre de ses collègues. L'année dernière, alors que les couloirs du palais de justice d'Alger bruissaient de liaisons coupables entre avocats marrons et juges véreux, le bâtonnat exigeait l'affichage préalable des noms des magistrats avant la tenue de « Pourquoi veulent-ils les noms des juges une semaine avant les audiences ? N'est-ce pas pour tenter de marchander et faire du business avec eux ? » En la désignant pour présider le procès Khalifa, comme on choisit un mannequin dans un défilé de mode, les metteurs en scène du Vaudeville de Blida ont, sans doute, sous-estimé sa force de caractère. « C'est une révélation ! Mais elle s'est surtout révélée à elle-même », s'émerveille un vieux baroudeur du barreau d'Alger. Dans un décor en trompe-l'œil, le public, conquis, découvre une justicière qui a repoussé les sacro-saintes lignes rouges de l'arrêt de renvoi, pour réécrire, à sa manière, une partie du scénario. Apparaît alors dans toute sa nudité, cette justice catin, totalement soumise aux tripatouillages nocturnes des manipulateurs de l'ombre que les avocats de la défense ont dénoncé avec vigueur : « L'enquête à charge du magistrat instructeur, les poursuites sélectives du parquet, et la forfaiture de la chambre d'accusation qui a lessivé le dossier pour blanchir les barons du sérail, et jeter en pâture des seconds couteaux. » Après avoir conquis les cœurs, Fatiha Brahimi a failli réhabiliter dans les esprits, l'image d'une justice alibi, trop discréditée par l'abus d'obéissance au pouvoir politique. En témoignent les centaines de lettres de soutien qui atterrissent chaque jour sur son bureau : du corbeau dénonçant un voisin suspect de corruption, au père de famille désespéré, à la recherche d'un logement. « Malheureusement, je ne peux distribuer que des jugements », déplore-t-elle. Avec la fin des plaidoiries qui ont révélé les travers d'un régime en déclin, le verdict est attendu avec appréhension. « S'il existe des juges indépendants, nous sommes loin de l'indépendance de la justice », s'inquiète un avocat. Mais au pays de Panglos, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Gardien d'un temple qui prend l'eau de partout, le président du Syndicat des magistrats se répand, entre médias publics et journaux privés assimilés, pour défendre, sans rire, l'indépendance de la justice et la présomption d'innocence, agressées par une presse liberticide. Malgré les preuves accablantes étalées chaque jour devant le tribunal criminel de Blida, l'honorable magistrat défie le ridicule, en niant l'absolution accordée par ses pairs de la chambre d'accusation à des personnalités « sensibles », pourtant enfoncées jusqu'au cou dans le marécage Khalifa. Lorsque sonnera la fin, proche, de ce printemps judiciaire, qui, pendant deux mois, a tenu en haleine une opinion publique médusée, les pratiques perverses reprendront, loin des feux de la rampe, leurs quartiers dans les prétoires. Nous mesurerons alors à quel point l'hirondelle Fatiha Brahimi, qui a forcé l'admiration de tous, n'aura été qu'une hallucination collective. Dans les coulisses, les paris sont lancés sur son avenir. Certains lui prédisent une promotion tiroir à la Cour suprême. D'autres sont persuadés qu'à la fin du procès, elle va claquer la porte pour entamer une nouvelle carrière au barreau. A l'heure où, un peu partout dans le monde, des femmes, conquérantes, sont propulsées aux devants de la scène, d'indécrottables idéalistes se surprennent à rêver. Et si la « petite » juge sautait le pas, et décidait de forcer le destin en briguant la magistrature suprême en avril 2009 ?