« Que c'est affligeant, que c'est désolant ! », s'écria un jour le grand philologue Thaâlibi, lorsqu'il apprit que le grand calligraphe, Ibn Moqla, venait d'avoir la main coupée dans la prison-même où il fut jeté par ses ennemis politiques. « L'œuvre d'Ibn Moqla, ajouta-t-il encore, est l'une des plus belles dans le monde depuis que l'homme s'est rendu maître de l'écriture ! » En effet, si ce châtiment sans pareil donne, étrangement, une idée sur la « main précieuse » de ce calligraphe, celle qui savait répondre, docilement et voluptueusement à l'appel du cœur et de l'esprit, il montre, en revanche, la bassesse de certaines créatures se disant humaines. Depuis, rien n'est venu remettre en cause les agissements de ceux qui se couvrirent d'une telle ignominie. Les historiens de l'art musulman se sont, apparemment, contentés de cette espèce d'oraison à la renverse émanant de Thaâlibi. Pourtant, il aurait été possible de combiner une espèce de « mensonge émouvant » pour nous soustraire à notre propre désarroi et à notre tristesse chaque fois qu'il est question de ce grand calligraphe. Dans un livre écrit par Rita Wildegans sur Vincent Van Gogh, cette experte allemande en histoire de l'art européen, donne à voir une autre facette de ce peintre qui, de son vivant déjà, avait défrayé la chronique. Pour elle, Van Gogh ne s'est pas coupé l'oreille gauche de son propre chef, et avec son propre rasoir, pour l'offrir à sa bien-aimée. Ce serait plutôt, son ami, Paul Gauguin, qui, au cours d'une bagarre, l'avait tranchée d'un coup d'épée. C'est sur la base d'une enquête minutieuse, et d'une relecture des procès-verbaux de la police et des témoignages recueillis à l'époque dans l'entourage direct des deux peintres, dans la ville d'Arles, que Rita Wildegans avance cette version d'une affaire hautement passionnelle. Donc, non convaincue par celle qui a fait son chemin depuis 1889, elle donne un coup de pied dans la fourmilière en échafaudant une nouvelle thèse selon laquelle Gauguin aurait menti lors de l'enquête. En effet, profitant de ce que Van Gogh se trouvait dans un état psychique déplorable, Gauguin, toujours selon l'historienne, avait sûrement prétendu qu'il était en danger de mort face à un adversaire sous l'emprise de la démence. Pour étayer sa théorie, somme toute plaisante puisqu'elle sort de l'ordinaire dans l'histoire de l'art universel, Rita Wildergans met au devant de la scène ce qu'elle considère comme étant un argument solide, et à même d'infirmer tout ce qui a été avancé sur cette affaire. Gauguin serait un homme capricieux, versatile. De plus, c'est un amateur d'escrime. Il possédait, en effet, tout l'attirail de l'escrimeur professionnel : masque pour se protéger le visage, tenue spéciale etc. Il va sans dire que cette nouvelle approche du dossier Van Gogh a fait des remous parmi les critiques et les historiens de l'art européen. Nous aurions aimé lire quelque chose de semblable sur Ibn Moqla, même frisant le beau mensonge. L'histoire événementielle s'est arrêtée, malheureusement, au seul statut politique de ce dernier, tournant ainsi le dos à sa grandeur artistique et faisant fi de tout ce qui touche à l'art de la calligraphie. Avoir été ministre à trois reprises ne valait rien dans le cas d'Ibn Moqla pour qui la calligraphie avait un statut de religiosité. Le poète libanais, Abou Madhi, considérant la misère qui a été le lot de tous ses amis émigrés comme lui aux Etats-Unis d'Amérique au début du XXe siècle, ne souhaitait-il pas dans un de ses poèmes offrir des « brassées de beaux mensonges » à tous ceux qui en éprouveraient le besoin pour surmonter la dure réalité de la vie quotidienne ? Fernando Arrabal, le dramaturge espagnol, évoquant le « manchot de Lépante », alias Miguel de Cervantès, va dans le sens du beau mensonge. Pour lui, ce dernier n'a pas pris part à la bataille de Lépante, mais il a eu le bras coupé publiquement pour avoir volé. Parfois, le mensonge devient émouvant pour de vrai.