Comment les sciences ont-elles influencé les arts ? De quelle manière les arts ont-ils été au service des sciences ? Y a-t-il eu des manifestations concrètes ? Quel a été l'apport des scientifiques aux artistes, et inversement proportionnel ? Peut-on joindre ces deux disciplines, en apparence, aux antipodes l'une de l'autre ? Le professeur Ahmed Djebbar, mathématicien, enseignant et chercheur en histoire des sciences au CNRS et spécialiste dans les mathématiques de l'Occident musulman (Espagne musulmane et Maghreb), a expliqué l'étroite relation qui existait, du VIIIe au XVe siècle, entre les sciences et les arts, en terre d'Islam, dans le cadre d'une conférence organisée, jeudi dernier, à la salle Kheima (hôtel Safir Mazafran), par le Lions'club Alger-Citadelle. Sa conférence s'est articulée autour de trois axes importants : l'art sans les sciences, l'art au service des sciences et enfin les sciences au service de l'art. Ahmed Djebbar a donné un aperçu édifiant de la relation entre les deux domaines, tout en mettant en relief le mode de vie des sociétés qui avaient pour dénominateur commun la religion musulmane. Il y avait, à cette époque-là, une grande liberté de circulation, ce qui a facilité les échanges et surtout la création dans toutes les disciplines. Car la spécificité de cette période et des sociétés humaines était la différence. Mais, souvent, les pratiques profanes se confondaient avec les pratiques religieuses. Sommes-nous sortis de cet amalgame ? La réponse évidente à cette interrogation pourrait susciter la curiosité des uns et pousser à la recherche pour les autres. Ahmed Djebbar a entamé son postulat par la problématique de l'image dans l'Arabie antéislamique. “Le culte des images n'existait presque pas dans l'Arabie antéislamique”, a-t-il attesté. D'ailleurs, le Coran ne consacre que deux versets à la question de l'image, car celle-ci n'a jamais été centrale. Dans les hadiths, il n'y a pas de catégorie dédiée à l'image. Cependant, par extension, il y a eu consensus sur trois points entre les sunnites et les chiites. Ils conviennent de l'interdiction des images représentant des humains et animaux sur les murs, de la représentation anthropomorphique et la permission des dessins et autres représentations sur les coussins et tapis. On tolère les poupées et les marionnettes, parce qu'on estime que Aïcha, l'une des épouses du Prophète, avait des poupées. “Le moindre élément de la vie réelle du Prophète était considéré comme un moyen de liberté”, ajoute M. Djebbar. Malgré le combat du monothéisme contre le paganisme, “chronologiquement, les musulmans ont toujours fait de l'art figuratif”, mais il est devenu un art profane, exclu de la religion. Les exemples ne manquent pas pour étayer cet axiome, notamment à l'ère des Omeyyades. Images à l'appui, Ahmed Djebbar a montré quelques célèbres palais des Omeyyades, notamment Qasr Khirbat Al-Mafjar, Qasr Al Har Al-Ghari, et Qusayr'Amra. Les artistes en terre d'islam ont de tout temps transgressé les règles, notamment en représentant le Prophète, au XIIIe siècle, par l'art des miniatures. En outre, ce qui a encouragé les artistes, c'est l'existence des concepts d'Al Amma et Al Khassa. Cette dernière représentait l'Intelligentsia de l'époque, qui prenait plus de libertés, se croyant au dessus de tout et tous. D'autant que “les califes ont toujours brigué le pouvoir au nom de l'islam, mais n'ont pas toujours gouverné par l'islam”, estime Ahmed Djebbar. La deuxième partie de la conférence a été consacrée à la présence de l'art dans la science, notamment dans les ouvrages consacrés à la chimie ou à la zoologie. Ibn El Yassamin, savant et grand soufi, du douzième siècle (né à Fès au Maroc), a composé 54 vers qui font croire — dans la forme — à un poème amoureux, mais qui sont, dans le fond, une fiche technique pour apprendre l'algèbre. Les mathématiques interviendront dans l'art, notamment dans la construction des minarets, à l'exemple du minaret de Samara, ou la mosquée Bleue en Turquie, “bien que la mosquée du Prophète ait été construite sans minaret”. L'art des calligraphies n'échappera pas à la logique mathématique, et le célèbre calligraphe, Ibn Moqla, introduira les proportions dans ses œuvres artistiques. Les rotations également. Il est clair que l'art ne peut se passer des sciences. Celles-ci acquièrent, grâce à l'art, une sorte d'harmonie et de beauté, voire une irrégularité, nécessaires à la création.