Dans un poignant documentaire diffusé sur Arte, le cinéaste Richard Dindo décrit la rencontre de deux génies, Louis Aragon, le poète-romancier, et Henri Matisse, le peintre dont la stature universelle était déjà attestée de son vivant. Cette rencontre se déroule à Nice, en 1941. Louis Aragon (1897-1942) est un jeune écrivain dont la notoriété est assise de longue date. Après avoir touché au mouvement dada, puis tenté l'aventure du surréalisme aux côtés d'André Breton, Louis Aragon a évolué vers une écriture plus fouillée, plus dense et plus poétique. Encore jeune, il est l'auteur d'œuvres aussi monumentales qu'Anicet ou le panorama (1921), Le paysan de Paris (1926), Les cloches de Bâle, Les voyageurs de l'impériale (1934) ou Les beaux quartiers (1936). Louis Aragon s'est en fait imposé pendant ces années comme une référence littéraire dans le renouveau de la veine romanesque. Il est célébré à ce titre par la critique et reçoit des distinctions qui n'ajoutent rien à l'écrivain qui a une conscience aiguë du rôle que doit jouer son œuvre. La Seconde Guerre mondiale se solde par l'occupation de la France par les armées allemandes et Louis Aragon quitte Paris où sa sécurité n'est pas garantie pour s'établir à Nice. C'est dans cette ville où il fait une rencontre qui le subjuguera : celle du peintre Henri Matisse (1869-1954). Henri Matisse a déjà dépassé les soixante-dix ans, mais Louis Aragon le voit alerte, travaillant sans relâche sur sa toile alors que sa santé est déclinante. Henri Matisse, très touché par l'intérêt que lui portent Louis Aragon et sa compagne Elsa Triolet, les prend tour à tour comme modèle. Louis Aragon est impressionné par le talent du peintre qui lui restitue son image et celle aussi d'Elsa mieux que ne l'aurait fait un appareil photo. Par quelle subtilité de l'œil le peintre a-t-il percé l'insondable vérité intérieure de ses hôtes ? Henri Matisse a une idée derrière la tête : amener Louis Aragon, ce nouvel ami dont il accepte la présence presque quotidienne et auquel il consacre des portraits, d'écrire sur sa peinture. Louis Aragon ne se juge pas à la hauteur d'une telle tâche tant Henri Matisse lui paraît immense en tant que représentant non pas seulement de l'art, mais de la France. Tant d'admiration paralyse le biographe qui mettra plus de trente ans pour donner vie à ce projet des sombres années de la guerre. C'était peut-être chez Louis Aragon une forme de blocage psychologique, car il en était venu à trouver dans Henri Matisse l'image du père. Dans l'imaginaire du poète-romancier, Matisse avait la consistance d'un héros admirable. Le peintre avait été un grand voyageur qui avait bourlingué à travers le monde avant de se fixer du côté de Nice, cette ville inspiratrice du cinéaste Jean Vigo. Parce que cette vie de Matisse lui avait paru romanesque, Louis Aragon nommera son livre Le roman de Matisse. Matisse avait un autre souci : celui de voir son travail expliqué de manière sensée, car ce qui avait été écrit sur lui ne lui plaisait pas. Il croyait que Louis Aragon était le seul à pouvoir le comprendre et à parler honnêtement de lui. C'est pourquoi Henri Matisse fit de Louis Aragon le témoin de ce qu'il croyait être ses derniers jours sur cette terre. Très malade, le peintre croyait qu'il n'allait pas tarder à mourir et l'arrivée à Nice de Louis Aragon fut presque une sorte de délivrance. Richard Dindo, dans son beau documentaire, a restitué cette dimension filiale de l'admiration que vouait Aragon à Matisse dont on peut deviner qu'il devenait une sorte de père de substitution. Contrairement à ses prévisions, Henri Matisse ne mourra pas tout de suite, mais bien des années plus tard, le 3 novembre 1954. Dans l'œuvre colossale de Louis Aragon, Le roman de Matisse n'est sans doute pas le titre phare, mais il éclaire les lecteurs sur le fait que l'écrivain puisait sa matière dans la réalité du monde. Louis Aragon est devenu par la suite l'égal pour les jeunes générations de ce qu'avait été Henri Matisse pour lui-même. Il reste ce romancier qui a porté haut l'inspiration en donnant avec des romans, comme La semaine sainte (1958), les couleurs et les sonorités contrastées de la vie. Il avait gagné, à avoir rencontré Henri Matisse, de savoir ce que le mot lumière veut dire.