Le nouveau roman de Rachid Boudjedra, Hôtel Saint Georges est au premier abord déroutant. Ça pourrait s'intituler Douze personnages en quête d'auteur pour parodier la fameuse pièce de Pirandello. Douze personnages prennent tour à tour la parole pour dire les bribes d'une même vie – celle de Jean, le menuisier-fossoyeur, de Nabila, de Rac, de Kader le harki,... Douze personnages et 69 très courts chapitres – parfois à peine une page – qui s'enchaînent à toute vitesse et qui vous prennent à la gorge, vous percutent de coups comme un boxeur accule son adversaire au coin du ring. Douze personnages, mais un style inimitable, même si les phrases se sont faites ici plus courtes, plus incisives, pour un auteur qui avoue son amour infini pour les phrases longtemps pétries, comme le bon pain, et dont il attend avec patience qu'elles « lèvent ».On se perd un peu aussi dans ce roman, on a le sentiment de ne rien comprendre, la grande histoire côtoie la petite – de la guerre de libération aux années noires du terrorisme, de sordides histoires de famille aux drames irréparables –, puis on comprend qu'on est bien dans un roman de Boudjedra, que c'est peut-être un grand jeu auquel il nous a conviés. Un des personnages dit d'ailleurs : « J'ai installé un jeu et j'ai été si loin dans ce jeu qu'il est maintenant trop tard pour réparer les dégâts. » On est d'emblée prévenu, c'est trop tard. Boudjedra semble nous redire une fois de plus ce qu'il dit depuis tant d'années : j'écris toujours le même roman. Personne ne veut le croire. On a bien tort. Car il pratique une littérature où à chaque livre il réécrit la même scène (originelle) vue sous un angle différent, où à chaque livre il (re)joue sa vie. Tout simplement. Une vie de névroses et d'obsessions. Cette littérature a, tour à tour, pu prendre chez lui les accents du baroque échevelé, de la dénonciation féroce, du père absent et de la mère aimée, de la quête infinie des origines et de l'histoire. Comment dire donc ? Entamer la lecture de son dernier roman, c'est entrer dans une maison hantée de souvenirs lourds, de secrets inavouables, de repentirs graves, on y reconnaît des personnages, des scènes issus d'autres livres. Peu importe. Pour comprendre son univers, on peut évoquer la notion de ressassement, de perpétuel retour sur soi, c'est-à-dire vers la littérature. Boudjedra est un homme « essentiellement littéraire – ce qui veut dire qu'il est toujours prêt à comprendre, selon le mode de compréhension qu'autorise la littérature », comme l'écrivait Maurice Blanchot à propos de Borges. Ne jamais l'oublier : en dehors de la littérature, rien ne l'intéresse, comme tout grand auteur du reste. Comment dire alors ? Dire que c'est un roman qui prend à bras-le-corps l'histoire pour mieux la défaire par les moyens de la littérature, pour mieux la déconstruire en une multitude de petites vies. L'histoire, semble nous dire Boudjedra, n'est que la somme de toutes nos vies. Cela paraît excessivement simple, il n'empêche qu'il est le seul à l'exprimer aussi clairement. L'histoire de Jean, de Leïla et les autres, est une tentative – bien entendu vaine, ne vous-faites aucune illusion ! – de retrouver le fil de l'histoire, de comprendre ce qui arrive à notre insu. Un personnage avoue : « J'ai toujours tenté de m'approprier le sens du monde. Mais il m'a toujours échappé. J'ai toujours tenté de déjouer le piège savonneux et pervers des éléments ordinaires de la vie quotidienne... » Ou encore, comme le dit un autre personnage : « Je me souviens d'une citation de Samuel Beckett : Plus je lis, mieux je me console de ne rien comprendre au monde. » Reste, pour nous, pauvres et chanceux lecteurs de ce roman, pour nous consoler de ne rien comprendre au monde, de nous abandonner au piège savonneux et pervers de la lecture, de faire avec : « Je fais avec. J'ai toujours fait avec pour ne pas me noyer dans le chagrin d'une façon irréversible. » Comment dire encore ? Un roman de Boudjedra est un lieu sacré et parfaitement profane, intimidant et hospitalier. C'est un lieu terriblement accueillant pour qui veut bien se laisser prendre, qui vous fait terriblement confiance aussi, car c'est au lecteur que revient, en définitive, la responsabilité terrible de reconstituer ce puzzle sombre et grave.