Nous nous en remettons au Président pour décider de l'avenir de l'Etat ! » Cette déclaration faite par Abdelaziz Belkhadem me rappelle une autre faite il y a plus d'un demi-siècle par Goering : « Je n'ai aucune conscience, ma conscience s'appelle Adolf Hitler. » Inspirés, sans doute inconsciemment, les hommes politiques de l'establishment ne cessent de crier haut et fort : « Nous n'avons aucun programme, notre programme est Abdelaziz Bouteflika ! » En somme, ce que veulent nous dire ces politiques, c'est qu'il n'est plus question pour nous de décider de notre avenir mais de nous en remettre à la personne à qui nous confierons notre destin. C'est ainsi que nous sommes arrivés à l'homme du consensus, comme nous sommes arrivés aujourd'hui à ne plus juger le système pour ses dérives mais à juger le citoyen pour ne pas servir le système. Un système imposant un régime d'apparence démocratique, mais autoritaire de fait, violant sans cesse la loi fondamentale, rompant les équilibres institutionnels, faisant des pouvoirs des fonctions. Une nouvelle Constitution de fait Il n'est plus question d'un chef de gouvernement mais d'un coordinateur ; au régime parlementaire, un régime présidentiel laissant une portion congrue au Parlement devenu chambre d'enregistrement ; au pouvoir judiciaire une fonction judiciaire largement dépendante de l'Exécutif. En somme, une nouvelle Constitution de fait est en vigueur, il ne reste qu'à la rendre de droit par un référendum alibi le moment opportun. Ce système qui a généré le terrorisme pour se maintenir, l'empire Khalifa pour s'enrichir, la charte pour la réconciliation pour se prémunir et le tribunal de Blida pour se blanchir, ce système-là est une menace pour l'avenir démocratique du pays de Ben M'hidi, Abane, Krim, Amirouche et tant d'autres encore vivants ainsi que tous les chahids de la glorieuse révolution dont malheureusement beaucoup de prédateurs s'en prévalent. Doté de richesses considérables, de compétences reconnues et avérées, le pays ne cesse de s'enfermer dans le passé, de reculer, en panne d'idées et de projets ; la crise est toujours là. Huit ans après le premier constat amer sur l'Etat de la nation fait par le président de la République, celui prononcé devant les cadres de la nation, n'en est pas plus reluisant, si ce n'est l'accumulation de ces impressionnantes réserves de changes que nous devons exclusivement aux bienfaits collatéraux du malheur des autres induits par la guerre que mènent l'Amérique et ses alliés au Proche et Moyen-Orient. Investis d'une légitimité sans conteste, dotés de moyens comme aucun n'en a bénéficiés depuis l'indépendance, jamais assurément des dirigeants n'ont autant trahi la confiance et l'espoir de ce peuple. Autant dire que c'est la capacité même de gérer le pays qui est en cause. Un débat sur la nature du pouvoir et de ses finalités Il est temps d'engager un débat et une réflexion profonde sur le système ainsi que sur les institutions régissant la nation car il est à craindre que le prochain débat constitutionnel soit géré par le pouvoir de manière aussi unilatérale et désinvolte que celui de la charte pour la réconciliation nationale. De même que la réflexion doit porter également sur la nécessité de changement des mentalités et des pratiques politiques, sur l'exercice et la finalité du pouvoir, sur le respect de la volonté des électeurs, sur le bien commun ; car celles imposées par le système-pouvoir ne font que consacrer le statu quo et l'ordre établi. Un ordre établi perpétuant et aggravant les injustices. Un statu quo fait de mensonges Mensonges sur ses propres responsabilités dans la faillite économique, dans la dérive sécuritaire, dans la dégradation de l'image du pays causée par les innombrables scandales financiers qui donnent le vertige. Faut-il noter que cet ordre établi et ce statu quo sont défendus par un personnel politique dont l'opportunisme n'a d'autres ambitions que de se maintenir au pouvoir pour mieux se servir, se maintenant à l'avant-scène de la vie nationale par la seule magie du verbe, louant les mérites d'un programme présidentiel qu' ils n'arrivent même pas à concrétiser sur le terrain. Ce personnel politique n'en finit pas de se discréditer et de déshonorer le pays par des comportements arrogants et souvent ridicules. « Je n'ai pas été intelligent », et il est toujours là. « J'assume le faux », et il est encore là. Si ces deux formules prononcées au tribunal de Blida, lors du procès Khalifa, par un ministre de la République et un patron syndical résument à elles seules toute l'arrogance, le mépris et le manque de considérations dus aux citoyens, elles ont néanmoins le mérite de nous éclairer sur la nature même du système et de ses exécutants. Nonobstant le verdict prononcé à l'encontre des prévenus dont il m'est interdit de porter un jugement, il en ressort de ce procès deux évidences qui méritent quand même d'être notées : Le pouvoir politique, source de privilèges et d'enrichissement, favorise l'impunité ; de même que les sanctions sont d'autant plus impossibles que l'on s'élève dans la hiérarchie des responsabilités. La mégalomanie incompétente et corruptrice de l'empire Khalifa n'a d'égale que l'irresponsabilité criminelle des hautes autorités de l'Etat quant à la manière avec laquelle sont gérées les affaires du pays. Avec une économie dépendante, une société déstructurée, des discours menaçants mais ne touchant personne, une gestion autocratique des affaires de l'Etat, une coalition maintenant un consensus de façade et unie pour la défense de privilèges, une opposition étouffée, le Président risque de laisser le pays dans une tourmente plus grave que celle qu'il a trouvée en 1999. Vengeance au détriment de la justice En effet, la prise en charge, certes épineuse, du dossier de la tragédie nationale, gérée de manière unilatérale, privilégiant ceux qui ont crié vengeance aux dépens de ceux qui n'ont eu de cesse de crier justice et ayant abouti à la charte pour la réconciliation nationale, même adoptée par référendum, reste une fausse solution, car selon les non-dits, l'équilibre des clans a prévalu sur la notion de justice. De ce fait, il serait très grave de vouloir ou de prétendre se débarrasser de la décennie rouge et de ses conséquences dramatiques pour des milliers de familles par un « revers de charte », sans tenir compte de la notion de justice et de son équilibre entre la rigueur et la clémence. Ne pas tenir compte de ce principe d'équité peut aboutir de la part de l'Etat à la plus grave inconséquence, celle d'instaurer une véritable prime au crime. Certes, le Président a réussi par cet artifice qu'est la charte à contenir les velléités djihadistes d'un nombre non négligeable d'activistes islamistes, il faut le dire, au prix de concessions dont il est le seul à pouvoir assumer. Il ne faut cependant pas perdre de vue, ni feindre ignorer, les avertissements sous forme de menaces que les différents responsables de l'activisme armé ont maintes fois proférées par médias interposés. La charte ne nous concerne pas, nous avons conclu un pacte avec l'armée. Si nos droits politiques ne sont pas reconnus, nous aurons un autre discours. Nous n'avons pas abdiqué, mais nous observons une trêve. L'après-Bouteflika risque d'être justement la fin de cette trêve entraînant le pays dans un tourbillon d'incertitudes et de tourmentes plus grave que par le passé, car les données ont changé tant sur le plan national que sur le plan international. (L'analyse de ces données et de ces changements fera l'objet d'une autre contribution prochaine). Tous ces éléments et d'autres font que l'Algérie, de par une gestion inappropriée des conséquences plutôt que des motivations qui ont présidé à l'avènement de la tragédie nationale, se trouve dans un équilibre sécuritaire précaire qui peut être rompu à tout moment. Le tableau peut paraître trop sévère, il n'en décrit pas moins une facette de la crise et des comportements irresponsables de tous ces opportunistes prêts à servir des causes successives et contradictoires, de l'éradication à la réconciliation, de l'économie dirigée à l'économie de marché, ne pensant en réalité qu'à servir leurs sponsors et leurs propres intérêts, se mettant toujours du côté du vainqueur, ces hommes-là que vous nous avez promis « d'Etat », démoralisent le peuple, paralysent la nation, ils vous lâcheront à votre moindre faiblesse Monsieur le Président. Je serais partial si, dans les convulsions qui agitent notre pays, je passerais sous silence notre propre responsabilité à la fois collective et individuelle. Collective par l'indigence des corps intermédiaires, notamment les partis politiques de l'opposition. Une opposition étouffée mais aussi affaiblie par le ralliement au pouvoir d'opposants opportunistes, ébranlée par le nouvel ordre antiterroriste international qui s'accommode plus de régimes de dictature acquis à sa cause que des considérations de démocratie ou de droits de l'homme. Notre responsabilité individuelle est également mise en cause ; elle consiste surtout dans les complicités avec les effets pervers du système. Pour obtenir quelque chose de normal, on compte sur ses relations et non sur le droit ; ainsi celui qui n'a pas de relations « bien placées » n'a plus droit à rien, cela va de la moindre démarche administrative à une place de choix dans une liste électorale. La conséquence est que chacun tire son épingle du jeu à titre individuel, ce qui conforte les puissants dans leurs agissements et leurs bonnes consciences. L'alibi du pouvoir oppresseur Enfin, notre responsabilité est engagée par nos silences sur ce que nous refusons de dénoncer prétextant un système oppresseur ; cet alibi de pouvoir oppresseur ne peut plus tenir. Seuls la volonté et un engagement désintéressé sont à même d'asseoir un avenir démocratique pour notre pays, car la démocratie, nul ne l'ignore, n'est jamais octroyée, elle se conquiert. Nous en sommes à nos premiers pas, le parcours est encore long et semé d'embûches. Cela doit et peut se réaliser sans affrontements ni violences pour le bien de tous. Goethe a dit : « Ceux qui n'ont pas compris le passé sont condamnés à le revivre. » J'ajouterais, et contrairement à ceux qui nous demandent de tourner la page sans la lire, qu'on ne peut se guérir du passé qu'à la condition de l'avoir compris et de ne jamais le perdre de vue. Enfin, une différence distingue le politicien de l'homme d'Etat, si le premier pense à la prochaine élection, le second, lui, à la prochaine génération. Osons espérer que le président Bouteflika, soit cet homme d'Etat, et qu'il aura choisi un destin plutôt qu'une carrière.